A LA MEMOIRE DE FRANCK ETIENNE
Franck et moi, nous nous sommes connus depuis les années de 1960, au Bel Air un des quartiers populaires de la ville de Port-au-Prince. Moi, élève du secondaire au Lycée Pétion, lui brillant étudiant de l’Ecole nationale des Hautes Etudes Internationales. En raison de ses performances à l’Université, il était un objet de fierté pour les jeunes de ce quartier ostracisé. Après chaque session universitaire, on apprenait par la voie de la radio que Franck était toujours lauréat, en première ou en deuxième position. Ce fait lui conférait le prestige de « nègre fort » c’est-à-dire intelligent dans le sens positif du terme. Les parents lui faisaient une confiance énorme au point où certains lui confiaient leurs enfants pour les aider à préparer les examens du Baccalauréat. Il donnait des cours dans le salon de sa mère. Les participants ne payaient que 10 gourdes. Franck, doté d’une capacité encyclopédique, enseignait plusieurs matières : Littérature, Histoire, Philosophie, Mathématiques, Physiques etc.. Dès la première année de l’expérience, tous les élèves de Franck ont réussi leur Bacc. Ce fait a eu une conséquence positive, Franck a pu transformer l’espace en un véritable centre scolaire répondant à une demande d’une branche de la jeunesse désireuse de s’émanciper des traditions stupides. Il s’est adjoint un staff de professeurs, brillants pédagogues tels Jean Claude Fignolé et Constant Pongnon pour la grammaire française, René et Raymond Philoctète pour la littérature française, Michel Saint Martin et Gerard Asné Pierre pour les Sciences Sociales. Et Franck s’est évertué à sélectionner des élèves intelligents dès la classe de troisième et les a envoyés aux Examens du baccalauréat après la classe de seconde (Son frère, Marc Yves Volcy est un de ces échantillons). Tous ces faits pour dire que Franck a créé une institution scolaire de qualité très attractive pour des jeunes, de toutes les couches, assoiffés de modernité.
Parallèlement à ses activités d’enseignant à son école privée et au Lycée de Pétion-Ville, Franck a été un militant engagé dans la lutte clandestine pour le renversement de la dictature de François Duvalier. En 1960, il a été en tant que membre de l’UNEH (Union nationale des étudiants haïtiens) responsable de la grève des étudiants à l’Ecole Nationale des Hautes Etudes Internationales. Aussi a –t-li éprouvé comme un coup terrible la trahison de Roger Lafontant, qui a tourné dos à la grève pour se mettre au service du régime de Duvalier. Ce coup a porté Franck à vivre dans le maquis pendant quelques mois. Après quoi, il a connu un temps de solitude politique : beaucoup de ses camarades ont disparu, emportés par la dictature, ou ont voyagé pour aller travailler en Amérique du Nord. En 1965-1966, Franck a fait une analyse de la société haïtienne, en vue de déterminer la meilleure façon de contribuer à la lutte pour le changement. Il a compris que la Démocratie ne peut pas être le résultat d’une lutte de guérilla paysanne, vu l’absence de forêts et de grandes plantations en Haïti ; ce ne peut être non plus le produit d’une bourgeoisie libérale inexistante. Donc, il faut miser sur le moyen et le long terme en appliquant une stratégie pacifique qui repose sur deux piliers : une Education conscientisante et une littérature engagée capable de mobiliser la Jeunesse. Ce n’est pas un hasard si à cette époque Franck a commencé à écrire des œuvres critiques tirées de la matrice sociopolitique du pays : Par exemple, « les chevaux de l’avant jour » c’est une sorte de dénonciation de la peur qui s’installe dans la société à cause du régime macoute; « Mur à crever» c’est une description artistique de l’ampleur des obstacles qui se dressent devant toute velléité de changement en Haïti .
En même temps que la littérature, Franck s’investit également dans la peinture après un temps de collaboration fructueuse avec Lionel Derenoncourt. Il s’adonne à la production picturale peignant des toiles de petites et de grandes dimensions. La plupart de ces tableaux, au début, présente des squelettes humaines, semblables à des zombis, des êtres sans âme. Ne sont-ce-pas des échantillons, des couches miséreuses du peuple haïtien, dominées, écrasées matériellement et psychologiquement !
En somme, l’œuvre de Franck Etienne, que ce soit sous la forme littéraire ou picturale, est traversée par une même ligne : la dénonciation des problèmes d’Haïti ; c’est pourquoi elle peut être utilisée pour un travail d’éducation civique.
Je tiens à souligner deux grandes qualités de Franck comme combattant politique:
- Le sens de la solidarité : En février 1969, il m’a sauvé la vie pour m’avoir alerté que la police politique du gouvernement de Duvalier voulait procéder à mon arrestation. Cette information précieuse m’a permis de me mettre à l’abri. Dois-je signaler que tous les individus arrêtés à l’époque ont disparu à Fort Dimanche. Pendant environ 3 mois, Franck m’a soutenu financièrement dans la clandestinité. Ce qui m’a été d’une grande utilité.
Par ailleurs, je peux témoigner que Franck a aidé matériellement les épouses et autres parents des camarades en prison sous le régime de jean Claude Duvalier.
- La probité politique de Franck : Il ne prend pas de responsabilité pour laquelle il n’est pas préparé. Au début des années 1980, il me fait chercher pour me mettre en contact avec des militants ouvriers en provenance du Venezuela. L’objectif était de les aider à créer une centrale syndicale. Il a expliqué à ces messieurs qu’ils pouvaient me faire confiance. C’est ce groupe qui, quelques mois, plus tard allait former la CATH (Centrale autonome des travailleurs haïtiens).
En 1978, Franck réalise un scandale sur le plan culturel avec sa pièce « Pèlen TèT », pièce qui a eu environs 40 présentations au Rex Théâtre avec un succès retentissant.
Cela signifie qu’il reste conséquent à sa ligne fondamentale : réaliser un travail de conscientisation politique. Comme d’autres personnalités, de l’époque de Radio Haïti Inter, de Métropole, de Radio Cacique, du Petit Samedi Soir, il a œuvré intelligemment pour créer un espace de libertés démocratiques, autrement dit affaiblir la dictature.
Après la chute de la dictature : Franck a continué son combat à la lumière des mêmes valeurs. Son choix n’était pas la conquête du pouvoir politique. Il a refusé d’accepter un poste ministériel au gouvernement du CNG (Conseil national de gouvernement) en dépit d’une démarche personnelle du Colonel Max Valès, chef de la garde présidentielle.
Franck préfère continuer le travail d’éducation politique. D’où sa participation à la fondation de l’IMED (Institut mobile d’Education démocratique).
En 1988, il accepte d’occuper un poste de responsabilité dans l’administration publique et politique en devenant Ministre de la Culture (le premier) sous le gouvernement de Lesly Manigat. Il m’a expliqué ce choix par son désir de faire plaisir à Lesly Manigat, son ancien professeur. Cette expérience lui a laissé un goût amer : il estime avoir commis l’erreur de ne
pas comprendre que l’expérience n’était pas viable. Depuis lors, il s’est éloigné de la politique active.
De 1988 à nos jours, Franck tout en restant progressiste s’est consacré essentiellement à l’écriture et à la peinture. Il a beaucoup voyagé, prononçant des conférences sur le spiralisme dans des universités et dans la diaspora haïtienne en 2019-2020. Sa santé a été fortement ébranlé par le Covid 19, mais il a continué son travail de créateur. Ses admirateurs ont nourri le rêve qu’il obtienne le prix Nobel de littérature. Bien que soutenu par des universités japonaises et européennes, il n’a pas obtenu satisfaction de son vivant. C’est dommage, car c’eût été vraiment positif pour lui (satisfaction personnelle) et pour vendre une meilleure image d’Haïti. Malgré tout, Franck restera notre Mapou, un géant dont les branches s’étendent déjà à travers le monde.
Dany Laferrière rappelle une scène pathétique au sujet de Franck qui venait d’être opéré d’un cancer. Il a crié haut et fort : « J’ai vaincu la mort ».
Aujourd’hui, il cesse d’être présent physiquement, mais, pour nous, il continue à vivre comme une intelligence supérieure, un modèle non dépassé, à travers le spiralisme dont il est le chef de file. Il a déjà un prix très fort : L’Affection de son peuple !
Victor Benoit 25 février 2025
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