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Un paysage teinté de plantes médicinales : essai de l’autrice ukrainienne Yulia Stakhivska

today2025-07-15

Un paysage teinté de plantes médicinales : essai de l'autrice ukrainienne Yulia Stakhivska
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« Faites ce que vous pouvez, avec ce que vous avez, où que vous soyez »

Initialement publié le Global Voices en Français

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photographie de Yulia Stakhivska, utilisée avec autorisation.

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photo de Yulia Stakhivska, utilisée avec permission.

Écrit par Yulia Stakhivska

Traduit depuis l’ukrainien par Iryna Tiper et Filip Noubel

Ce récit fait partie d’un ensemble d’essais écrits par des artistes ukrainiens intitulés : « La culture retrouvée : les voix ukrainiennes mettent en avant la culture ukrainienne ». Cette série est réalisée en collaboration avec l’association Folokowisko/Rozstaje.art [pl], grâce au cofinancement des gouvernements tchèque, hongrois, polonais et slovaque grâce à une subvention des Fonds Internationaux Visegrad. Son objectif est de mettre en avant des idées pour améliorer la durabilité de la coopération régionale en Europe centrale.

A l’origine, c’était simplement l’appartement de quelqu’un. Puis, c’est devenu un restaurant, une boulangerie quelque temps après, et un beau jour, une librairie ouvrit dans ce lieu. Les librairies « Ye » [ua] sont une grande chaîne de librairies aux quatre coins de l’Ukraine ayant fait beaucoup parler d’eux. Je me sens nostalgique parce que, pour mon premier travail, j’avais une carte de visite me proclamant « Manager artistique ». Ce fut dans la première librairie de cette chaîne, à Kiev, près de la Porte Dorée.

Quel livre devrais-je mettre en avant dans cette nouvelle librairie ? Les tombes des nombreuses victimes de crimes de guerre commis par la Russie à Boutcha ne sont pas très loin d’ici. Je me souviens d’ailleurs de la collection d’essais de Martin Pollack
« Contaminated Landscapes » [Paysages empoisonnés], qui montrent à quel point des paysages peuvent être trompeurs, et qui, comme de l’herbe qui finit par repousser, racontent des histoires comme Auschwitz, le massacre de Katyń ou de Babi Yar… La guerre continue sur les mémoriaux portant les noms des victimes. Je cherche des sortes d’herbes médicinales pour « guérir » le paysage.

Je vais vous raconter ce qui s’est passé dans les villes à l’ouest de Kiev, que le monde entier a pu voir comme les conséquences de la tragique invasion du pays par la Russie. Boutcha, Irpin, Hostomel, Vorzel : ce sont des endroits qui ont une histoire et des traditions artistiques propres, et qui ne sont pas que des « paysages dévastés ».

Une photo du parc 

Quand j’observe la peinture « The Annunication » [L’Annonciation] de 1909 par l’artiste impressionniste ukrainien Oleksandr Mourashko, je remarque la véranda en bois de l’ancienne maison de campagne et cela me rappelle son oncle, Nikolaï Mourashko, fondateur de l’École de Dessin de Kiev, qui vécut à Boutcha et y fut enterré. Witold Kaminsky, un hydrothérapeute d’origine polonaise, vivait juste à côté. Sa maison et la première clinique d’hydrothérapie de Kiev rue Saksaganskoho, où Kaminski travaillait, furent préservées.

Voici une vidéo sur cette peinture :


La famille d’artistes Mourashko était amie avec d’autres résidents saisonniers, comme la famille Boulgakov, et particulièrement le futur écrivain russe Mikhaïl Boulgakov. Quelle divergence il y eut dans leurs opinions et leurs futurs ! Mikhaïl Boulgakov, pro-russe, quitta la région de Kiev pour un voyage qui se termina à Moscou, tandis qu’Oleksandr Murashko fut tué à Kiev en 1919 pendant l’invasion bolchévique, alors que l’Ukraine défendait une fois de plus sa souveraineté. Une fois de plus, c’est un fragment du passé, mais la mémoire nous rappelle ce qui compte le plus : les peintures magnifiques d’artistes. Comme le dit le proverbe latin : Vita brevis, ars longa.

J’aime aller visiter les expositions de la galerie d’art Kosenko, près du parc Buchansky [en]. La dernière était plutôt néo-impressionniste, avec des paysages idylliques. Une manière d’essayer de cacher la guerre ? De ne pas y penser ? Non, juste la simultanéité de différentes époques : nous n’avons qu’une seule vie, donc pourquoi abandonner les expositions ? On continue de vivre, malgré les raids aériens, ou même dans des moments comme ceux-ci.  Nos paysages ont besoin de plantes médicinales pour nous consoler.

C’est la porte d’entrée vers ce qui compte le plus dans ma ville, Boutcha : le parc. Un mélange de paysages influencés par les traditions des parcs français ou anglais : des canaux, des étangs avec des canards, des fleurs, des vieux arbres, des manèges, des endroits pour pique-niquer, des concerts (comme le Festival international d’opérettes annuel « O-Fest » début juin). J’ai écrit plus d’un texte sur la terrasse du petit restaurant du parc, là où l’on fait ses premiers pas, où l’on s’allonge sur l’herbe, on nage ou l’on fait du vélo pour la première fois.

C’est un endroit de force, pour les locaux comme pour les touristes. Les traces de fragments d’obus sur la rive ne devraient rien y changer. Au contraire, les gens y sont revenus, et même s’ils vivent dans le danger, ils trouvent de la force dans ce qui les inspire. Ce n’est pas un vulgaire conseil d’un coach de remise en forme sur la résistance ; c’est une pratique qui peut devenir une mémoire : une mémoire vive et brillante, que l’on peut tagger « #BuchaDream », remplie de lumière estivale et de rires d’enfants à l’ombre d’un vieux chêne. Il y a une sculpture sous cet arbre, une sorte d’« Esprit du Parc », donc les traits du visage ressemblent à un sculpteur local très connu.

Bien sûr, chacun perçoit tout différemment maintenant. Le panneau « Zone Déminée, Bises. » laissé sur la clôture par les sapeurs-miniers ukrainiens me touche et me remplit de chaleur humaine. Cela pourrait produire l’effet inverse pour d’autres, et les mettre mal à l’aise. Certains résidents de Boutcha ne sont pas revenus ici à cause de ce casse-tête émotionnel. D’autres, pour des raisons pratiques. C’est le cas de mes deux amis, la poète Daryna Gladun et la traducteur Lesyk Panasiuk, qui ne vivent plus réellement dans leur appartement, occupé puis détruit par les soldats russes, mais qui y « vivent » de nouveau à travers leurs textes et leur installation artistique.

Histoires illustrées

Il y a beaucoup de choses liées à la culture actuelle sur ma carte personnelle de l’art. Par exemple, la nouvelle intitulée « Extraterrestrial Woman » d’Oksana Zaboujko, une écrivaine ukrainienne populaire, qu’elle a écrite à la maison d’écrivains d’Irpin. Ou la
« Maison de la Créativité », institution soviétique qui était à l’époque un espace pour les écrivains et les traducteurs, et qui est maintenant un mythe littéraire revisité par des artistes contemporains ? Maryna Hrymych écrivit une collection de nouvelles qui montraient en particulier le cercle littéraire d’Irpin. De nos jours, près des bâtiments d’écrivains abandonnés [des institutions soviétiques où les écrivains pouvaient travailler et vivre], il y a un parc avec des sculptures thématisées et des allées parsemées de gravats, qui mènent inévitablement à la « Datcha » de Chokolov : un bâtiment datant du début du XXe siècle, appartenant à l’entrepreneur kiévien Ivan Chokolov. Les autorités soviétiques l’ont nationalisé et l’ont transféré en 1936 à l’Union des Écrivains, une institution rassemblant tous les écrivains soviétiques célèbres et apportant un support financier et bien d’autres.  Certains des auteurs les plus pérennes viennent encore y vivre de temps en temps.

De nombreux personnages de livres « marchent » dans les rues d’Irpin. L’un des plus sympathiques est Ommm, l’esprit de la forêt d’Irpin et héros des livres de Tasha Torba. Il essaye des toute sa force de soigner les blessures de la ville et d’aider les habitants ainsi que les animaux. On peut le trouver au « Forest Bookstore » du parc central d’Irpin ou à l’espace artistique « Lisova, 3 »

C’est un espace fondé par la designer Svitlana Hyrb et le réalisateur Serhiy Spizhovvyi. Ils ont recyclé des objets afin de créer de magnifiques lustres, installations et mosaïques avec des fragments carrelés. Ils furent parmi les premiers d’Irpin à apporter des ateliers de support psychologique pour les personnes délogées et les résidents de la région de Kiev. Une communauté s’artistes fut formée là, avec des évènements et des rassemblements, comme l’exposition « Irpin. Graphic Stories », réalisée par des étudiants de l’Académie Nationale des Arts Appliqués et de l’Architecture, qui découvrirent la ville pendant l’été 2024, et qui créèrent leurs propres histoires sur ce lieu. Ceux qui ont le plus souffert à Boutcha sont les civils ; il y a en effet quelques ruines, car les Russes n’ont pas occupé totalement la ville. Mais de violents affrontements s’y sont déroulés, endommageant de nombreuses maisons. Dans l’une d’elles, l’artiste britannique Banksy y a dessiné un gymnaste se balançant au-dessus d’un cratère d’obus.

La lumière insoutenable de la datcha

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photographie de Yulia Stakhivska, utilisée avec autorisation.

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photographie de Yulia Stakhivska, utilisée avec permission.

À Vorzel, l’âme d’antan a été préservée. J’utilise « d’antan », car la plupart des datchas que l’on peut voir en sépia sur les cartes postales du siècle dernier sont malheureusement devenues des sanatoriums soviétiques qui ont été abandonnés ou qui ont subi des travaux les rendant méconnaissables. Mais l’un d’entre eux fut chanceux, et doublement, car il est encore debout en 2022. Cette maison fut la propriété de Natalia Tereshchenko, issue d’une famille de mécènes artistiques ukrainiens. La propriété a pour nom « Maison Ouvarov », car Natalia fut l’épouse du Comte Ouvarov. Cette magnifique demeure rénovée avec une flèche sur le toit accueille maintenant un musée dans lequel on peut voir une exposition sur la famille Tereshchenko, une salle présentant la vie dans une dacha autrefois, une salle de classe (le bâtiment abritait une école dans les années 1920), et une modeste exposition dédiée à l’écrivain Valérian Pidmohylny, pilier de la littérature ukrainienne du XXe siècle mort pendant les purges de Staline dans les années 30. Il a laissé une empreinte dans l’histoire ukrainienne avec sa prose urbaine et psychologique, notamment dans le roman « Misto (La Ville) » de 1928.

Le musée possède aussi un auditorium dédié à Boris Liatochinski, figure du modernisme dans la musique ukrainienne. Parmi ses élèves, on retrouve les compositeurs avant-gardistes Leonid Hrabovsky et Valentin Silvestrov. Il y avait une maison de compositeurs à Vorzel spécialement faite pour eux, et Liatochinski travaillait souvent dans la datcha de Vorzel.

La maison du compositeur Igor Poklad est un écho aux traditions musicales de Vorzel. Le 7 novembre 2024, le film « Bucha », inspiré de faits réels, sortait dans les cinémas ukrainiens (bien que sa première se soit faite au Festival du Film de Varsovie). L’une des scènes importantes du film fut tournée dans cette maison. Des officiers russes s’introduisent par effraction dans la datcha et jouent un vinyle d’un dessin animé sur les Cosaques Zaporogues. Puis l’un d’entre eux s’assoit au piano et essaye de rejouer la musique, mais le commandant regrette d’avoir laissé s’échapper un compositeur ukrainien. Après tout ; selon les ordres russes, il ne devait plus y avoir des compositeurs ukrainiens, ou d’Ukrainiens tout court. Le subordonné demande avec enthousiasme à son supérieur de jouer un morceau, et il se met à jouer une œuvre du compositeur russe Tchaïkovski ; le tout se finit par un toast à la culture russe. En partant, les Russes laissent une grenade dans le piano. Ce n’est pas pour produire un effet cinématique. Certains résidents ont en effet trouvé des « souvenirs » comme celui-ci dans les pianos de leurs maisons libérées.

A présent, Vorzel essaye de vivre « comme avant », les gens font une visite du musée, observent le tulipier de Virginie, vont à l’hôtel au bord du lac, pu à l’espace de co-working Workit. Lors des soirées d’été, Vorzel ressemble à une « nocturne » inspirée par les pins, avec une touche d’amertume acidulée.

La force des rêves

Même si je n’habitais pas à Boutcha, je savais qu’à Hostomel, juste à côté, il y avait un aéroport abritant le plus grand avion-cargo du monde, le « Mriya », un nom très mignon signifiant « rêve » en ukrainien. Pour ce qui est d’Hostomel en elle-même, je savais seulement que c’était la plus vieille ville de la région, fondée au XVe siècle, et qu’il y avait une vieille église en bois là-bas. C’est aussi la ville militaire proche de l’aéroport qui avait souffert le plus dans les violentes batailles en 2022.

L’avion Mriya [le plus gros avion du monde, stocké en Ukraine, et détruit en 2022 pendant l’invasion du pays par la Russie] vole au-dessus des jardins de Giardini, mais n’a pas d’ombre. On ne sait pas ce qu’il se passera à Giardini ce jour-là, et heureusement, personne ne le sait.

C’est un extrait de la description du projet de l’association artistique Open Group, qui a représenté l’Ukraine à la Biennale de Venise de 2019. Étrangement, le « Mriya » n’a jamais volé au-dessus des canaux de Venise. Maintenant, il vole toujours, mais dans le monde de l’imagination. Plusieurs livres d’art ont été écrits sur l’avion, avec des peintures le représentant.

La littérature peut au moins donner une idée de la durée des choses. Car lorsque l’on quitte sa maison avec un simple sac à dos, que reste-t’il sinon les histoires ? C’est la réflexion qu’amène le parcours de la restauratrice kiévienne Margarita Sichkar, qui est aussi férue de littérature. Elle vit à Hostomel, où elle a bâti deux maisons et a décidé d’aider la ville. Elle y a donc ouvert un espace dédié à la littérature, « BookHub Vich/na/Vich », dans le parc « Schaslyvy » [« heureux » en Ukrainien], endroit unissant et inspirant les gens.

Dans cette librairie colorée, des présentations et des discussions autour d’un café ont lieu au milieu des grands pins. La personne à l’initiative de cet endroit aime dire :
« Faites ce que vous pouvez, avec ce que vous avez, où que vous soyez ». Il est difficile de ne pas être d’accord. Et dans l’herbe des pelouses du Parc Schaslyvy, les plantes médicinales finissent par pousser.

Écrit par: Viewcom04

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