Déjà, à moins d’un kilomètre du pont qui reliait la localité de Dolan à celle de Passe-Reine, Céradieu percevait le bruissement de l’eau ondulée de la rivière Mapou Chevalier, qui renvoyait une sonorité poétique sur le paysage étouffé par ses arbres fruitiers. Sur le tablier du pont, il devança des paysannes qui revenaient probablement des champs, et qui se rendaient au marché de Poteau, afin d’écouler quelques denrées agricoles. Céradieu les observa en souriant et, en bon et authentique paysan, fit les salutations d’usage.
– Bonjour Mesdames, et la santé?
« – Bonjour compère, ça ne va pas trop mal, par la grâce de Dieu », répondirent-elles, à la manière des fidèles bigotes, qui faisaient partie de la chorale d’une église abbatiale.
Céradieu Mérinord s’orienta vers un raidillon taillé au milieu d’une petite plantation de mil à chandelle et de maïs. De l’autre côté de la virette, il remarqua Marvius, le jardinier avec lequel il avait rendez-vous, assis au pied d’un calebassier, qui l’attendait, et à côté de lui, un petit sac bourré de provendes. Les deux hommes se serrèrent la main, échangèrent quelques mots, et se séparèrent aussitôt. Au loin parvenaient les voix chantantes de quelques métayers qui s’étaient probablement coalisés pour accorder une journée de coumbite à l’un de leurs camarades.
Céradieu, le sac chargé sur son épaule, reprit le trajet en sens inverse. Il avait hâte de rentrer à son gîte pour casser la croûte. Son camarade Marvius lui portait assistance de temps en temps, car l’impécuniosité l’étançonnait avec les chevrons de l’indigence. Les emplois se raréfiaient. Céradieu allongea ses pas sur le macadam bitumé et crevassé à la manière des mortaises dans une pièce de bois. Dans ce pays, – qui donna naissance à Alexandre Dumas, l’auteur légendaire des Trois Mousquetaires, La reine Margot, Le Comte de Monte-Cristo, Le Masque de fer etc. –, c’étaient les élans de solidarité entre les campagnards et les ghettoïsés qui gardaient encore allumer les bougies de l’existence.
Blaise Pascal nous rappela dans Pensées et Opuscules :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »
À la vérité, Normilus s’était déjà préparé depuis fort longtemps à accueillir la «Grande Faucheuse » dans son logement situé dans le quartier des claquedents, à Carénage, où il était venu s’installer après la tragédie. Son état de plus en plus cyclothymique extériorisait sa propension au suicide. Céradieu Mérinord s’en était aperçu. Il avait pris la décision de le visiter plus souvent. Et c’est ce qu’il fit. Normilus n’était absolument pas hypocondriaque. Malgré les conditions de son existence précaire, son âme ne connaissait pas les affres de la maladie ou de la mort. Rien de tout cela n’était parvenu à ombrer la grandeur de son courage héroïque inspiré par les valeurs profondes du patriotisme. Néanmoins, l’idée que Mors lui avait enlevé cruellement Amélia, Normil et Josiane, les seules créatures qui comptaient pour lui au monde, l’avait affaibli. La souffrance avait réduit en charpie toute sa réserve d’énergie, mouliné ses forces de la même manière que la meunerie de Roland écrasa les grains de maïs. Normilus restait claquemuré dans la coquille de sa solitude. Ces deux vers du poète Alphonse de Lamartine résumait bien ses tristes ressentiments:
« Ici-bas, la douleur à la douleur s’enchaîne;
Le jour succède au jour, et la peine à la peine. »
La pauvre Amélia, croyant que son compagnon était exécuté par les Yankees, empoisonna ses deux enfants, pour aller ensuite se jeter dans les flots houleux de la rivière La Quinte. Les enfants portaient des vêtements verts et étaient couchés sur le dos, lorsque le juge de paix, Aurélien Raymond, arrivait sur les lieux du sinistre. Le corps d’Amélia ne fut jamais retrouvé. On avait compris qu’il était resté coincé quelque part dans les égouts qui traversèrent le centre de la ville et qui canalisèrent les eaux usées vers les embouchures.
Cependant, cette nuit-là, Normilus et son cousin Andréus étaient parvenus à déjouer la vigilance de leurs gardiens. Ils couraient tous les deux à bout de souffle pour gagner les buissons touffus, derrière lesquels se dissimulèrent une partie du fleuve Artibonite. Ils voulaient le traverser à la nage pour atteindre la forêt qui s’étendait sur plusieurs kilomètres, ce qui leur aurait permis de s’éloigner des lieux de leur torture et, surtout, de faire perdre leurs traces. Brusquement, l’une des sentinelles avait repéré deux ombres qui s’éloignaient en faisant des zigzags. Il tira sans hésiter une rafale de mitraillette. Ses trois collègues l’imitèrent. Au moyen de leurs fusils Winchester, ils déclenchèrent un feu nourri en direction des deux fuyards. Andréus poussa un cri de douleur et son corps roula dans la falaise escarpée. Blessé à une jambe, Normilus parvint à ramper au sol, à la manière d’une « couleuvre madeleine », sur une bonne distance, avant de perdre finalement connaissance. Il avait repris ses esprits deux jours plus tard dans une vieille chaumière, comme un héros de l’aède Homère dans L’Iliade ou l’Odyssée, entouré d’un couple octogénaire qui pansa la mauvaise plaie avec un onguent brunâtre, un mélange d’herbes sauvages et d’écorces d’arbre macérées dans l’huile de palma-christi. Aussitôt que Normilus avait commencé à reprendre des forces, il fit gentiment ses adieux à ses bienfaiteurs. Selon les croyances populaires, il fallait qu’il traversât la forêt de Périsse et de Hatte Grammont avant midi, pour ne pas affronter les esprits méchants des enfers. Théocrite, classé parmi les sept auteurs de la Pléiade poétique au IIIe siècle av. J.-C., parla de « Pan », un démon du midi qui terrorisa les pasteurs, qui les étrangla avec son bâton magique, jusqu’à ce que mort s’en fût suivie. Le poète et dramaturge grec Aristophane, qui vécut entre 445 et 385 av. J.-C., mentionna aussi « Empuse », une femme démon qui circula à la même heure, envoyée par Hécate, surnommée la déesse aux mille et un pouvoirs, pour persécuter les miséreux. Il ne fallait pas contrarier les « êtres surnaturels » au moment de leur promenade dans les bois.
Normilus franchit la porte de la vieille chaumière plantée dans un décor austère, s’arrêta un moment au milieu de la cour, et avant de traverser la barrière, il se retourna une dernière fois et remercia ses hôtes en agitant la main en signe d’adieu. Sans perdre de temps, il s’orienta en direction de la ville, pour se rendre à Parc Vincent, le bidonville où Amélia était censé l’attendre avec les deux gosses, dans la maisonnette située à la ruelle Asifa. Et là, les voisins lui apprirent la réalité épouvantable, horrible et inacceptable. Selon ce qu’ils lui avaient rapporté, l’événement funeste était survenu le soir du lendemain même de son évasion spectaculaire. « N’était-ce cette fâcheuse contrariété qui avait coûté la vie à Andréus, j’aurais pu arriver à temps, pour éviter que l’irréparable se soit produit », maugréait-il souvent. Normilus voulait mourir sur le coup, mais « Oguwu » méprisa son appel de détresse et refusa d’envoyer « Ofoe » le chercher. L’indigent délaissé ne savait pas pourquoi les dieux de la mort lui avaient refusé l’accès aux portes du néant. Alors, le preux, le courageux Normilus sombrait dans la méthomanie, se saoulait jour et nuit, traînait dans les rues de la ville comme un vulgaire « chemineau », et parfois même, dérangeait les passants en tentant de leur arracher, mais poliment, quelques pièces de monnaie, qui lui servaient à remplir sa bouteille à l’échoppe de Naomi. Quelle quantité de ce liquide empoisonnant ingurgitait-il tous les jours? Lui-même, l’aurait-il su avec précision? Parfois, Naomi se voyait obliger de refuser la demande d’achat. Il était manifeste pour Céradieu, Richmond et Aurélien que Normilus cherchait dans la consommation exagérée de la boisson fortement alcoolisée la façon de permettre à son « dégoût de la vie » de se musser. Cela se voyait clairement, il ne tenait plus à vivre. Il faisait tout pour détruire sa santé devenue aussi fragile qu’une assiette en porcelaine. Il voulait précipiter son voyage au pays des ténèbres éternelles, d’où lui parvenait la voix mystérieuse de sa dulcinée : cette voix que lui seul avait le pouvoir d’entendre dans les moments de faiblesse extrême où son cœur flanchait. Normilus avait donc trouvé dans l’éthylisme un prétexte, une occasion de marcher sur les traces de pas invisibles d’Amélia et des enfants pour atteindre le royaume des morts; c’était le seul moyen pour lui de mettre un terme, d’ajouter un point final au supplice de son cœur flagellé, et de traiter le trouble de son cerveau aussi désaccordé que son vieux banjo. Cependant, il y eut de ces chagrins que la méthilepsie ou l’alcoolisme n’était pas arrivé à noyer.
Le père de Normilus, Christophe Lebrave fut un médecin de campagne. C’était un patriote qui avait consacré sa profession au service de la classe paysanne appauvrie, abusée par les grands propriétaires fonciers, baptisés absentéistes, et qui n’avait pas accès à l’assistance sociale et aux services sanitaires qui étaient distribués au compte-gouttes dans les hôpitaux des villes et les dispensaires des bourgs. Il réclamait des honoraires quasi insignifiants à cette catégorie de patients venus des quartiers malfamés de la ville et des régions rurales reculées. Le docteur Christophe Lebrave, sans avoir lu le sociologue Frédéric Lenoir, avait compris que la première source du bonheur était le partage. À cause de la situation économique précaire de la patientèle qu’il desservait, le docteur Lebrave gardait un train de vie plutôt simple. La mère de Normilus, Yvette La Rosée, venait de La Hatte Rocher. Toute jeune encore, elle avait servi comme lavandière chez les Losange, une famille de classe moyenne qui habitait dans le quartier où le praticien avait aménagé sa modeste clinique. En dehors de ses activités professionnelles, le docteur Lebrave restait cloîtré dans l’environnement solitaire qui abritait son veuvage neurasthénique, jusqu’à ce qu’il découvrît l’existence de la jeune paysanne, accorte, courtoise et avenante, qui passait deux ou trois fois par jour devant son petit établissement de santé privé. L’adepte d’Esculape n’avait pas d’enfant né de ses premières noces. Docteur Christophe Lebrave s’était tout de suite épris d’Yvette La Rosée. Et sans perdre de temps, le « toubib » lui avait offert d’aller rencontrer ses parents à la Hatte Rocher pour qu’il fît officiellement la demande en mariage, selon les coutumes et les traditions conservées dans la ruralité. Après avoir rempli les formalités religieuses et légales, Yvette était venue retrouver son époux dans sa demeure humble et décente. Docteur Christophe enseigna à son épouse les notions de base de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique. Ensuite, il l’encouragea à fréquenter le centre d’alphabétisation dirigé par son ami d’enfance, Héribert Paulémon, qui avait délaissé sa profession de journaliste, pour se consacrer totalement à sa mission de conscientisation et de désaliénation sociale. Héribert Paulémon disait : « Avant d’écrire des livres et des articles de journaux, il faut apprendre aux gens à lire. » Avec une grande patience et une détermination remarquable, Yvette avait pu obtenir son diplôme de fin d’études primaires pour s’inscrire à l’école de couture de madame Fernande Robinson. Elle figurait parmi les meilleures couturières de la ville. Normilus naquit de cette union immarcescible entre deux êtres extraordinaires, prodigieux, qui appartenaient pourtant à deux mondes parallèles. La même année que leur enfant avait bouclé son cycle secondaire, docteur Christophe et sa compagne périrent malheureusement dans l’incendie de leur résidence. Ils moururent asphyxiés et calcinés, alors que les voisins avaient pu sauver miraculeusement leur progéniture du brasier. Pour survivre, le jeune Normilus était devenu instituteur d’école rurale où il enseignait les matières de base aux enfants paysans rendus à leur dernière année de primaire, et qui devaient subir les examens officiels.
Lorsque les Américains du Nord envahirent Haïti en 1915, Normilus laissa l’enseignement des mathématiques, de la géographie, de l’histoire, de l’instruction civique… pour aller s’enrôler dans l’armée indigène et révolutionnaire de Péralte. Il fut fait prisonnier peu avant l’assassinat du chef rebelle. En prison, il avait appris la nouvelle de sa crucifixion. Normilus raconta à son ami Céradieu que ses yeux, durant quatre longues années, n’avaient pas arrêté d’affluer des larmes abondantes sur son visage enduit d’une sorte de gadoue pâteuse d’humiliation, qui reflétait la pâleur et qui arborait le flétrissement de son âme. Dans le cerveau de Normilus, guidé par une conscience morale, les chefs cacos personnifiaient des « démiurges» investis du pouvoir surnaturel de vaincre l’insolence, l’arrogance, la méchanceté, la sauvagerie, la cruauté d’une puissance militaire qui voulait imposer son hégémonie à tous les pays du continent, et même au-delà… Aux yeux de Normilus, Péralte représentait pour sa patrie ce que le guerrier Hector, fils vaillant du roi Priam, fut pour la cité antique de Troie. Avant la guerre des cacos, Normilus rappelait toujours à ses élèves :
« Le sang, voilà le prix précieux que nous avons payé pour que nous soyons affranchis de l’asservissement. Ce n’est pas une attitude digne et responsable pour un peuple de vouloir recevoir la « Liberté » sous forme de don, c’est-à-dire, sans qu’il ait consenti à se battre lui-même jusqu’à la victoire ou la mort, dans le but de la recouvrer de manière noble et définitive. Il ne faut nullement s’évertuer à quémander le droit, puisqu’il appartient naturellement en propre à chaque citoyen; ce qu’il faut, c’est d’avoir la capacité de le revendiquer, lorsqu’il est bafoué, et de l’appliquer, – par n’importe quels moyens –, sur l’absurde et l’arbitraire. Les eaux des pluies, qui font pousser, fleurir et croître les plantes, sont aussi porteuses de vents forts, d’orages et de foudres.»
Selon Normilus, la Liberté et la Souveraineté de la république portaient les estampilles de l’indéfectibilité et de l’indébilité. En aucune manière, il n’aurait été permis qu’elles fussent souillées, enlevées, supprimées et jetées à la poubelle de l’historiographie contemporaine.
Au cours des semaines qui avaient précédé son acte désespéré, Normilus se remémorait souvent la philosophie de l’empereur romain Marcus Aurelius, par rapport à la perception qu’elle dégage du « monde de l’éternité ». Dans l’optique de l’ancien guérillero de la Hatte Rocher, la mort n’est pas un événement tragique. Et, toujours selon lui, les humains ne devraient pas non plus se laisser envahir par la thanatophobie, ou dominer par l’angoisse de la mort. Personne ne peut y échapper. À bien réfléchir, pensa-t-il, la mort aurait dû être l’ultime récompense réservée à chaque être humain à la fin d’un cycle de vie tumultueuse, éprouvante et impitoyable. Normilus avait aussi l’habitude de se référer aux aphorismes de Michel Eyquem de Montaigne, relativement au phénomène du « bonheur sur la terre ». Le pauvre Céradieu se sentait complètement désorienté, perdu dans cet univers d’allégories et de métaphores. Montaigne [45], malgré ses moments de douloureuses épreuves, prétendait avoir fait du plaisir le but essentiel de son existence. Mais il parlait surtout de plaisir dans la modération. Normilus, pour ainsi dire, n’entretenait pas une conception pessimiste au sujet de l’existence des terriens. Il savait que le bonheur et le malheur remplissaient, chacun auprès de l’autre, une fonction de complémentarité, selon la téléologie héraclitéenne. Ils seraient donc indissociables. Par conséquent, l’existence humaine n’est ni un bien ni un mal absolus, mais plutôt les deux à la fois. Seule la sagesse élevée à la dimension philosophique de Sénèque aurait permis de « concilier » ces deux entités contraires? Dans la vie d’un individu, il faut le reconnaître, il existe des situations où le malheur l’emporte sur le bonheur. Normilus avait atteint le sommet de la montagne de ses chagrins. Le vieux patriote n’avait plus la force de continuer ce chemin malaisé jusqu’aux frontières du réel et de l’irréel. Il n’était plus capable de demeurer dans cet état constant, permanent de jovialité, d’optimisme, d’euphorie, d’exultation qui le caractérisait dans sa jeunesse, avant qu’il partît combattre les nazis de l’Amérique. Après avoir perdu son épouse et ses enfants, l’homme, meurtri comme un fruit trop mûr, se trouvait incapable d’ignorer, et même de banaliser les déceptions et les souffrances qui submergeaient sa quotidienneté?
Quelques heures avant le drame, Céradieu avait détecté un phénomène bizarre qui se produisait dans le ciel assombri par la couleur de la nuit. Il venait de se séparer de Normilus et s’engageait dans le corridor endormi, long, sinueux et étroit, qui allait le conduire là où l’attendait sa paillasse dans un intérieur crasseux, quand tout à coup, il aperçut cet oiseau rocambolesque qui virevoltait, décrivait des cercles cabalistiques dans le firmament nuiteux, et qui hululait sans arrêt comme s’il avait une bande de chasseurs endiablés à ses trousses. Céradieu contraria sa marche disgracieuse, se retourna entièrement pour mieux suivre des yeux les mouvements ubuesques, insolites du hibou qu’il venait de localiser au-dessus du logement de Normilus. Il mettrait ses doigts au feu si tout cela n’avait pas annoncé un terrible malheur. Durant quelques minutes, le hibou resta accroché à la toiture de la maisonnette et continua de boubouler. L’animal s’envola ensuite vers le Nord, déchirant les brouillards épais des ténèbres de minuit. Céradieu voulait retourner sur ses pas pour aller réveiller Normilus, afin de lui rapporter en détail son observation énigmatique. Cependant, après une réflexion fulgurante, il avait préféré regagner son ajoupa pour se remettre de toute la fatigue de la journée. Céradieu s’empressa donc de retrouver la fournaise à rat qui lui servait de lieu de repos, d’abri d’infortune contre le soleil et le vent, et dont la couverture se transformait en panière à linge, chaque fois que la nature se déchaînait et laissait choir ses eaux de colère sur la ville. L’autre affaire, et encore plus importante pour le jeune homme, c’était que demain à l’aube, il avait fallu qu’il eût été debout sur ses deux jambes, s’il ne voulait pas arriver en retard au chantier de construction, comme la dernière fois où le contremaître Riché avait menacé de le « virer ». Céradieu tenait beaucoup à ce petit boulot qui relevait de la section du ferraillage, et qui lui avait permis tant bien que mal de se garder un faîtage, quoique percé, sur la tête, et encore de se mettre sporadiquement quelque chose sous la dent, même si ce ne fut que de façon assez maigre et incomplète, au moins une fois dans la journée. Le trajet nécessitait deux heures de marche à l’aller et autant au retour. Pour ne plus s’exposer au risque de se faire expulser du chantier, et par conséquent de se voir priver de son précieux gagne-pain, Céradieu Mérinord choisit la solution qui lui avait paru logique : celle qui lui offrait l’option de dormir dans le hangar miteux qui était utilisé pour l’entreposage du matériau; de ce fait, il n’aurait plus à avaler et à ruminer les reproches sévères, scurriles et irrespectueux du superviseur et responsable d’embauche sur le chantier, parfois pour des retards d’une durée anodine : jamais au-delà de trois minutes. Une fois, il faillit se faire expulser par un chef d’équipe prétentieux, Sosthène, pourtant qui avait eu des problèmes de logement et qui avait bénéficié largement de l’hospitalité de sa bicoque. Il avait abandonné son poste seulement pour deux minutes, soit le temps d’ingurgiter un « cafénol » avec un petit bol d’eau de puits pour calmer sa céphalée. À cause d’une meute de chiens vagabonds qui n’avaient pas arrêté de japper toute la nuit, il n’était pas arrivé à « pioncer ». Sosthène le rapporta au « boss » qui le gronda sévèrement et qui lui somma de ramasser son « bastringue » pour quitter les lieux. N’était-ce l’intervention énergique de l’ingénieur Reynald, il aurait perdu son frêle moyen de « becquetance ». Pourtant, Céradieu, toujours bon et généreux envers ses amis, avait hébergé le Conzé, nourri le calomniateur, caparaçonné la langue de vipère durant six mois, sans lui faire des remontrances. « Ah! l’ingratitude du nègre commandeur… » Alors, pour couper court à toutes les tracasseries, Céradieu prit la décision de rentrer chez lui seulement le vendredi, assez tard dans la soirée et de repartir le lundi, dès que la ville commençait à recevoir la clarté de la pointe de l’aube. Comme cela, il ne fut plus jamais en retard.
L’histoire effroyable de l’oiseau nocturne, porteur et annonciateur de grandes calamités, avait fini par faire le tour du village. Et l’on pouvait même en entendre parler dans certains milieux de la métropole où les ragots allaient bon train. Certains y avaient cru à un point tel qu’ils prédisaient la disparition de tous les habitants de la localité. Ces gens avaient considéré la Hatte Rocher comme un coin maudit, un endroit pestiféré, un emplacement maléfique qu’il aurait fallu fuir à tout prix. Pour une autre catégorie d’individus, ce furent tout simplement des élucubrations qui sortaient tout droit des tiroirs de la fabulation superstitieuse. D’après eux, seuls les simples d’esprit auraient pu accorder crédit à ces racontars décousus qui valaient encore moins que le serment de Double-Rhum, le compagnon dipsomane de Miki le ranger et du Docteur Saignée, dans les séries de bandes dessinées de Sinchetto, Guzzon, Sartoris. Pourtant, le curé de la paroisse de Bigot, qui avait été touché de cette affaire singulière par une poignée de pèlerins catholiques, prit lui-même tout cela très au sérieux. Durant sept jours, il conduisit la prière à midi, à six heures du soir et à minuit pour délivrer du mal les âmes de la population tourmentée et harcelée. Ce fut lui, le père Étienne, qui avait révélé, à sa façon, bien sûr, le prétendu mystère qui aurait entouré l’existence de l’oiseau méchant. Il était, disait-il, l’âme errante et tourmentée du premier habitant décédé à la Hatte Rocher, sur l’Habitation La Rosée. Le fantôme de cet individu, dominé par les esprits du royaume des invisibles, avait pris la physionomie d’un animal pour semer la terreur et répandre la mort.
« Étant donné, concluait le curé Étienne, que le Maître Suprême de l’univers avait refusé à ce « bougre » l’accès au paradis, et Lucifer, l’entrée en enfer, l’âme du « quidam », décédé dans des circonstances inhabituelles, était retournée sur la terre pour errer parmi les humains sous la forme d’un oiseau vampire. »
Josaphat était porté effectivement disparu depuis plus de cinquante ans. Sans laisser de traces. À cette époque, les paysans avaient organisé en vain des battues dans la vallée et dans la montagne pour retrouver le corps du nonagénaire. Il eût fallu l’ensevelir dignement, selon les rituels, les traditions religieuses en cours dans la bourgade pour payer la traversée du « de cujus » et protéger les « vivants » de ses persécutions maléfiques. Ces cérémonials postfunéraires étaient en quelque sorte l’équivalent du « Shrâddha » dans le « Bouddhisme ésotérique ». L’inhumation ou la crémation du défunt, comme cela se fit en Inde, au Japon et ailleurs, n’était pas suffisante pour parachever le processus de son intégration au monde invisible. Le rituel postfunéraire permettait de compléter le voyage du trépassé dans l’au-delà, afin qu’il pût séjourner en paix parmi les membres de sa famille et ses ancêtres qui furent arrivés avant lui. Ces rites consistèrent à organiser durant dix-sept jours des prières, des pénitences et des sacrifices incantatoires après la cérémonie complexe des funérailles pour demander à Mahou, dieu de la création du ciel et de la terre dans la mythologie dahoméenne, de pardonner les fautes, les erreurs, les indolences que le défunt avait commises de son vivant et de lui ouvrir les portes des « béatitudes spirituelles ». Le dix-septième jour, les parents du regretté disparu se réunirent avec les voisins et les amis pour fêter l’avènement de l’âme du pratiquant aux lieux sacrés du « monde infini ». Selon les croyances populaires, le mystérieux périple sur la route de l’éternité aura duré seize jours. Pendant la période de recueillement, le sacrificateur principal égorgea un bœuf dont les pattes arrière sont ligotées avec une corde neuve, trois béliers, sept boucs, dix-sept coqs, pour nourrir les « mystères » qui acceptèrent d’accompagner et de protéger l’âme jusqu’au royaume de Mahou. Et ce furent les « Hodéto » ou les « Tansinon », ceux ou celles qui détinrent les pouvoirs de parler aux défunts, qui étaient désignés comme officiants circonstanciés. Les morts sont inaccessibles aux humains, et ce sont les « esprits » qui servent d’intermédiaires entre les deux entités, Créateur et créatures. Mahou refuse les âmes des méchants et les confie aux « esprits » des ténèbres et du feu… Le cadavre de Josaphat n’avait donc pas suivi les différentes étapes de la célébration des rites mortuaires et postmortuaires, ce qui aurait permis au sacrificateur d’implorer la clémence de l’« Être Suprême » pour délivrer et libérer son « corps astral » du monde de la matière. Les recherches pour retrouver le cadavre de Josaphat n’avaient donné aucun résultat, et le temps s’était chargé de recouvrir la tragédie du majestueux voile de l’oubli. Sept ans plus tard, l’oiseau mystique était venu troubler le ciel déjà embruni sur la tête des habitants du « patelin », et particulièrement les paysans originaires de l’Habitation La Rosée, qui avaient choisi de migrer vers les villes du pays ou d’émigrer à l’étranger pour des raisons de survie ou de pérégrination aventurière.
Cependant, les interprétations de cette disparition divergeaient d’une personne à l’autre, d’un camp à l’autre. Malgré les absences de preuves, beaucoup de pratiquants vaudou, proches du « maître », croyaient dur comme fer à la thèse du complot et de l’assassinat. Selon cette catégorie d’individus, – même sans pouvoir l’expliquer de façon rationnelle –, les dirigeants des congrégations catholiques et des cultes réformés n’étaient pas étrangers aux malheurs de «l’Ati » de la Hatte Rocher. Ils restèrent eux-mêmes convaincus que ces religions coloniales, proesclavagistes, qui n’étaient pas parvenues à décrédibiliser Abel Josaphat auprès de ses innombrables fanatiques et supporteurs, avaient les bras trempés jusqu’aux épaules dans cet agissement lugubre, ce scandale macabre, cette affaire sépulcrale. Avant de traverser au royaume des morts, la vieille Déborah prophétisa :
« – Élianise, dans la nuit des grands bouleversements, Maât, la déesse de la vérité, de l’ordre et de la justice, parlera dans ta bouche. Elle allumera un grand flambeau pour éclairer le mystère qui enténèbre le reste de la vie du patriarche de la Hatte Rocher… Les mots viendront dans ta gorge pour révéler la vérité au monde des vivants… »
Abel Josaphat La Rosée, contrairement au déferlement des flots de dénigrement, aurait été reconnu de son époque, et si ce ne serait même jusqu’à présent, comme l’un des rares êtres humains à détenir des « connaissances occultes » aussi vastes que tous les océans réunis.
Tout au fond de l’Habitation La Rosée, sous le « Néré », une plante magique rapportée de l’Afrique, et qui possédait des pouvoirs de guérison, la prêtresse Cira, avant la tragédie funeste dans laquelle elle perdit la vie en compagnie de sa petite fille Gina, d’autres membres de sa famille et de plusieurs dizaines de pèlerins initiés ou sympathisants, avait fait élever un petit mémorial dédié à Abel Josaphat La Rosée, devant lequel les Hatte Rocherois venaient se recueillir pour demander au « Grand Martyr » d’intercéder pour eux auprès des « dieux » vaudou.
Robert Lodimus
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