Cet article est repris sur Global Voices dans le cadre d’un partenariat avec www.afriquexxi.info. L’article original est à retrouver sur le site d’Afriquexxi.
De l’esclavage à nos jours, le corps des Africain⸱es a toujours servi les intérêts du capitalisme mondial. Des Marocain⸱es vêtu⸱es de copies de marques de luxe européennes aux « migrant⸱es économiques » rejeté·es par la mer ou exploité⸱es, en passant par les déchets industriels déversés par l’Occident et triés à mains nues… Des artistes, comme Roméo Mivekannin, expliquent leur travail à travers une de leurs œuvres et confient leur rapport à cette mondialisation asymétrique.
Né à Bouaké en Côte d’Ivoire en 1986, Roméo Mivekannin est l’un des artistes les plus en vue de la scène artistique contemporaine africaine. Béninois, représenté par la galerie Cécile Fakhoury (basée à Abidjan, Dakar, Paris), Roméo Mivekannin est passé par l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse (France). Ses peintures à l’acrylique sont réalisées sur des draps cousus entre eux et longuement trempés dans des décoctions traditionnelles. Essentiellement en noir et blanc, les toiles reprennent souvent des motifs ou des œuvres issus l’histoire de l’art occidentale pour y réintégrer le corps noir. L’artiste lui-même se représente dans ses compositions avec des autoportraits aux teintes bleues.
La suite de cet article est le récit de Romeo Mivekannin dans ses propres mots:
Voyage clandestin au pays
L’histoire de ma série sur le Roi d’Abomey, Béhanzin, est assez complexe. En fait, l’une de mes grands-mères, Yvette, était sa petite-fille. Son père était donc chef de famille et jouait un rôle important à Abomey (ville située au sud du Bénin) à l’époque où Béhanzin a été envoyé en exil en Martinique, en 1894, puis en Algérie par les Français. Cette grand-mère m’a inculqué ses valeurs et m’a raconté sa version de l’histoire béninoise. Comme il était de coutume dans ma famille, à l’heure de finir mes études, j’ai été envoyé en France. Arrivé dans l’Hexagone, j’ai dû mettre en sourdine ces valeurs que l’on m’avait inculquées. Ici, en France, on te fait parfois comprendre que ta fierté, il vaut mieux la mettre un peu de côté. Je me trouvais désormais dans un monde d’étrangers auxquels il était difficile de m’identifier. J’avais l’impression de devoir faire profil bas, alors qu’à Cotonou, quand des gens qui venaient d’Abomey croisaient ma grand-mère, ils lui faisaient une salutation royale !
Un jour, je suis rentré de France pour les vacances, et mes parents n’étaient pas à la maison. Je me suis rendu clandestinement à Abomey, comme un touriste, avec des visiteurs allemands. Évidemment, chez nous, cela ne se fait pas : quand on appartient à la communauté, il faut avertir avant sa venue. Si j’avais été reconnu, cela aurait été perçu comme un véritable affront. La famille royale est, au fond, très conservatrice, elle a ses règles et ses lois. Mais j’avais envie d’en savoir plus sur l’histoire de ce royaume, de faire la part des choses entre ce que me racontait ma grand-mère et ce que je pouvais entendre en France et en Europe, les deux récits étant souvent fondamentalement différents.
« Face à l’altérité, on gagne, mais on perd aussi »
C’est à cette période que j’ai commencé à rechercher et à récolter des photos de la famille royale. Autour de moi, au Bénin, j’ai d’abord rencontré beaucoup d’incrédulité. Les miens ne me croyaient pas quand je leur montrais des images, ils pensaient qu’il s’agissait d’une mise en scène. Comme les rois d’Abomey sont eux-mêmes considérés comme des dieux, il n’est évidemment pas possible de les prendre en photo ! En tout, j’ai récolté une trentaine d’images d’archives sur l’exil de Béhanzin, la première étant une photographie de lui au Fort Tartenson, à la Martinique, où il fut d’abord conduit en 1894. Sur l’ensemble, elles couvrent tout son parcours entre son exil et sa mort, en décembre 1906, en Algérie.
J’ai travaillé sur ces images entre 2019 et 2022 pour réaliser des toiles qui ont ensuite été exposées à Paris, dans la galerie Éric Dupont. À l’origine, les photographies sont au format carte postale 10×12 cm. Comme il est important pour moi de rejouer la scène comme au théâtre, je les agrandies ensuite à taille humaine pour réaliser mes peintures. Je travaille sur des draps que je fais préalablement tremper dans des bains d’élixir, c’est-à-dire des décoctions de plantes et d’alcool vendues dans des bouteilles qu’au Bénin on appelle « atingo ». Avant son décès, mon père m’emmenait dans les bons endroits pour les acheter. Aujourd’hui, je les prépare moi-même avec les feuilles que j’achète – il n’est pas possible de les cueillir soi-même car cela demande une grande connaissance et des pratiques particulières. Les draps trempent pendant plusieurs semaines. Ensuite, j’en réunis plusieurs pour former une toile : il est très important pour moi que plusieurs draps soient liés dans le tableau.
Chez nous, les tissus revêtent une importance capitale tout au long de la vie, ils sont littéralement imprégnés par les corps, jusqu’au linceul de la mort. En reliant plusieurs draps, je réunis plusieurs géographies. Cette démarche est en partie liée à mon histoire : je suis né en Côte d’Ivoire, mes parents ont fui le communisme au Bénin, et je suis ensuite parti en Europe. J’ai toujours été partagé entre plusieurs rives. En partant, on perd toujours quelque chose, et au retour chez soi on n’est plus vraiment considéré comme béninois. Face à l’altérité, on gagne, mais on perd aussi…
L’esclavagisme de Béhanzin, « un tabou à lever »
Bref, quand les draps ont trempé suffisamment de temps, je les fais sécher, je les fixe au mur, je projette l’image à l’échelle humaine et je commence à peindre. J’essaie surtout, d’abord, de saisir le mouvement et le rythme avant d’opérer mon interprétation d’artiste. Je travaille rapidement, à l’acrylique. Le geste est essentiel pour moi. Parfois, je recommence deux ou trois fois parce que je ne suis pas satisfait. Dans la plupart des images, je me mets en scène avec un autoportrait, mais pas dans toutes.
Pendant plusieurs mois, je n’ai travaillé que sur ce projet et j’ai réalisé une vingtaine de toiles. Mon père n’était pas très en forme et je voulais à tout prix terminer la série. Au début, il n’a pas trop aimé. Il s’inquiétait que j’expose cette histoire qui, selon lui, n’appartenait qu’à nous, que je fasse ressurgir de vieux démons. L’histoire du royaume d’Abomey, de l’exil de Béhanzin, de la colonisation, c’est une plaie qui n’est pas vraiment refermée. Mon père me disait : « Tu vis là-bas, es-tu sûr que cela ne va pas te porter préjudice ? » Mais je crois que, vers la fin, il a compris et apprécié. L’exposition a ouvert en juin 2021, le lendemain de son enterrement. Pour moi, il y a un avant et un après cette série.
Au moment de l’exposition, j’ai entendu toutes sortes de critiques. C’est sans doute le travail le moins commercial que j’aie jamais fait, mais je l’ai fait aussi pour mon fils. L’esclavagisme de Béhanzin et du royaume d’Abomey demeure un tabou qui, je pense, doit être levé. Ceux qui vivent aujourd’hui ne sont pas responsables de cette histoire. Pour moi, il est important d’en connaître tous les aspects et de se la réapproprier. Il faut raconter pour continuer d’exister. Aujourd’hui, je collecte encore des images de Béhanzin lors de son exil. Je trouve aussi intéressant de connaître l’image qu’il a laissée à la Martinique, terre d’esclavage, par exemple. Quand j’y étais en décembre 2023 pour l’exposition « Révélation ! » sur les artistes contemporains béninois, j’ai entendu quelqu’un crier : « Béhanzin, tu ne quitteras jamais cette île ! » Pour les Martiniquais, il est presque un de leurs ancêtres. »
Ce reportage vidéo de Tv5monde met en lumière les œuvres de l’artiste:
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