Le grand promoteur des littératures créoles et poète haïtien Anivince Jean Baptiste vient d’accorder au journal mauricien Week – end une brillante interview dans laquelle il aborde, entres autres, la question du report de la 6e édition du Festival Entènasyonal Literati Kreyòl (FEL) initialement prévue du 3 au 8 décembre de cette année, en Haïti. Nous vous proposons ici l’intégralité de cet entretien menée par notre consœur de la République Maurice, Sabrina Quirin.
Prise en otage par des gangs armés, une situation qui rend la vie sociale et politique instable dans cette île créolophone des Caraïbes, Haïti est privée, pour la première, d’une célébration qui aurait mis en lumière un lien qu’elle partage avec Maurice : notamment la langue créole, née dans la douleur de l’esclavage et de la colonisation. Prévu du 3 au 8 décembre, le Festival Entènasyonal Literati Kreyòl avait pour Invité d’honneur le poète créolophone mauricien Michel Ducasse. Toutefois, l’instabilité grandissante dans le pays a contraint l’organisateur de reporter cet evènement. Dans une interview qu’il a souhaité accorder à Week – end, le président du festival, Anivince Jean Baptiste, également poète, a exprimé ses émotions face à cette situation.
Haïti traverse actuellement une période de tensions qui vous a contraint à reporter la 6e édition du Festival international de la littérature créole. Quels sont vos sentiments face à cette situation ?
Cette 6e édition mettant à l’honneur les écrivains Michel Ducasse de l’Ile Maurice, Serge Madhère et Lyonel Desmarattes d’Haïti est en effet malheureusement reportée. Les principales compagnies aériennes liant Haïti avec le reste du monde ont annoncé leur retrait. Les établissements scolaires qui, traditionnellement constituent des lieux d’accueil privilégiés du festival se voient paralysés. Et la rue devient suspecte. Face à cette situation provoquée, par souci de solidarité avec notre peuple qui vit des heures de crises uniques et iniques, pour la protection de nos invités – es et de notre public, on est bien obligé de reporter FEL, cette grande messe littéraire et culturelle qui se veut justement un carrefour d’échanges et de rencontres entre pays et communautés créolophones de la Caraïbe et de l’Océan indien. Le moment de remercier nos partenaires historiques d’avoir compris le sens de notre démarche : l’Organisation Martiniquaise pour le Développement des Arts et de la Culture, l’Akademi Kreyòl Ayisyen, la Soyete Koukouy, la Fondation Maurice A. Sixto, l’Espas Kreyòl et le KEPKAA, l’Observatoire Patrimoine… Il y a mille raisons d’être en colère face à cette situation socio-politique indomptable, mais contre qui ? L’Etat qui ne fait pas son travail ? La Communauté internationale qui fait tout pour boycotter notre pays et qui a du mal à digérer l’exploit de 1804 ? Nous ne demandons que vivre paisiblement dans notre pays. Haïti est la terre d’un peuple fort, résistant et résiliant qui a su combattre jusqu’à son dernier souffle l’esclavage et la colonisation d’un pays qui aujourd’hui revendique paradoxalement le statut de « Pays de Droit de l’Homme ». Haïti brandira encore et encore le poing enflammé de son courage historique et héroïque. On remontera la pente.
Vous avez souhaité partager la nouvelle de ce report avec nos lecteurs. Pourquoi est-il important pour vous de vous exprimer dans la presse mauricienne ?
Par rapport à sa visée rassembleuse et son caractère international, le Festival Entènasyonal Literati Kreyòl concerne au prime à bord l’espace créolophone dans son ensemble et le monde en général. C’est crucial pour nous que les populations cibles de l’évènement soient au courant du report. Le Festival Entènasyonal Literati Kreyòl est un cadeau de la jeunesse haïtienne à la Caraïbe et à l’Océan indien créolophones. Pas seulement parce – qu’Haïti représente plus de 50 % de la population créolophone de la Caraïbe, mais aussi parce qu’il y a cette nécessité historique et morale d’interconnexion des peuples qui ont en partage le créole comme patrimoine qui doit, à tout prix, avoir une littérature riche, enrichissant et qui, naturellement respecte le droit linguistique des créolophones. De plus, la République de Maurice en particulier et l’Océan indien en général jouissent d’une place importante à la 6e édition du Festival Entènasyonal Literati Kreyòl surtout par rapport au statut d’Invité d’honneur de l’écrivain Michel Ducasse. En effet, plusieurs personnalités de Maurice ou de l’Océan indien figurent dans la prestigieuse liste de nos invités – es. En l’occurrence le Mauricien et professeur Bruno Jean – François de l’Université d’Etat de Pennsylvanie aux Etats – Unis, la militante Lindsey Collen, la Dre Shrita Hassamal Marie Flora Ben David de l’ « Akademi Kreol Sesel… Cette volonté de partager la nouvelle du report du FEL 2024 est également liée au respect particulier que nous accordons aux travaux des personnalités comme Véronique Nankoo, Melanie Peres…C’est aussi notre message d’invitation à la jeunesse mauricienne qui doit, par tous les moyens, défendre, valoriser et promouvoir la langue créole de leur pays qui, on le sait, évolue dans un contexte de cohabitation linguistique qui n’est pas toujours en sa faveur.
Pour la première fois, ce festival avait à son agenda un invité d’honneur mauricien, le poète créolophone Michel Ducasse. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre « rencontre littéraire » avec lui ?
Michel Ducasse est un poète extraordinaire. Il représente mon premier contact avec la dynamique littéraire créole de Maurice, avec la poésie et la littérature mauriciennes au sens large. Tout commence par la magie de l’internet qui, aujourd’hui transforme le monde en un petit village que l’on tient entre ses mains à travers un smartphone. Je l’ai rencontré sur le site littéraire Ile en ile. Puis, sur Facebook où je suis tombé sur sa page où il publie régulièrement des extraits de ses textes produits en créole.
Le créole est la langue officielle d’Haïti. Comment ce statut a-t-il contribué à renforcer l’identité de votre peuple ?
Créole, comme langue, culture ou civilisation représente le pilier même de l’identité haïtienne. Pour sûr, Haïti est l’unique communauté linguistique ou pays du monde à avoir une population 100% créolophone. La Constitution haïtienne de 1987, qui a fait du créole la langue officielle d’Haïti à côté du français, reconnait dans son article 5 que tous les haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Cette même Constitution a créé dans son article 213 l’Akademi Kreyòl Ayisyen qui n’a vu le jour qu’en 2014. Soit 27 ans après la prescription de la Loi mère de notre pays. Tout ceci, pour vous dire, quoique le créole ait gagné le statut de langue officielle, il nous reste encore un bon bout de chemin à parcourir surtout au niveau de l’intégration effective de la langue dans la rédaction des documents administratifs publics et privés.
Dans la littérature, nous enregistrons des progrès intéressants. Sous ce chapitre, saluons le travail salutaire de « Sosyete Koukouy », la plus ancienne organisation littéraire et culturelle haïtienne encore en activité. Une fière chandelle à ces écrivains, ces poètes, ces linguistes qui, par leurs engagements et productions nous donnent mille raisons d’aimer et de contribuer au développement de notre langue. Entre autres, Oswald Durand, Georges Sylvain, Suzanne Comhaire Sylvain, Félix Morisseau Leroy, Maurice Alfredo Sixto, Dr Ernst Mirville, Pierre Michel Chéry, Mercédès Foucard Guignard, Georges Castera, Pierre Vernet, Yves Dejean, Jan Mapou, Pauris Jean – Baptiste, Manno Ejèn, Gary S. Daniel, Frankétienne, Dédé Dorcély, Fritz Deshommes …
Des structures éditoriales comme « Edisyon Freda », « Kopivit l’Action sociale » donnent une place importante à la production créole. Des étudiants rédigent leurs travaux de fin de premier cycle universitaire en créole. Des médias de grandes écoutes emboitent le pas… L’école consacre de plus en plus de place au créole, à la fois comme langue enseignée et langue d’enseignement.
Revenons à la situation actuelle dans votre pays. Quel rôle joue la littérature dans un contexte où le présent est fragile et l’avenir semble incertain ?
J’aime toujours évoquer cette relation dialectique qui existe entre le fait littéraire et le fait social. Autrement dit, entre la littérature et la société. En Haïti, au cœur même de la situation chaotique alimentée par des élites nuisibles et une frange malhonnête de la Communauté internationale, la littérature est une zone de refuge et de résistance pour beaucoup de jeunes. Ils écrivent leurs cris. Nous écrivons nos amertumes, nos doutes, nos incertitudes, nos déboires…Nous écrivons aussi l’espoir qui brille dans le regard de chaque enfant amputé de leur enfance. Nous écrivons nos aspirations à des jours de lumière et de beauté. Nous croyons encore que la littérature peut jouer à déjouer la fragilité du présent et aider la dynamique d’une transformation sociale au bénéfice de mon peuple. Voilà l’une des raisons pour lesquelles partout dans les villes de province haïtienne et à Port – au – Prince, il existe des évènements autour du livre, de la lecture, du théâtre. Aux Gonaïves, la cité de l’Indépendance haïtienne, par exemple, il y a « Pawoli, Festival de littérature haïtienne contemporaine » dirigé par l’ami Lesly Succès ; Festival Poésie Boisrond Tonnerre qui aura lieu en janvier prochain sous la présidence du poète Richardson Auguste. Au Cap – Haïtien, aura lieu en janvier la deuxième édition du Salon du Livre et des Arts du Grand Nord d’Haïti, avec le poète et sociologue Iléus Papillon. Aujourd’hui, on parle de Festival de théâtre Quatre chemins, Festival En Lisant, Festival Ench ap li, pour ne citer que ces festivités.
Propos recueillis par Sabrina Quirin
Source : Week – end
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