Deux jours après l’incendie criminel qui a ravagé l’hôtel Oloffson à Port-au-Prince, un monument emblématique du patrimoine haïtien, aucune réaction officielle. Ni le Ministère de la Culture, ni la Police Nationale d’Haïti, ni même l’ISPAN n’ont pris la parole. Ce n’est que ce matin que le gouvernement a publié sur X un communiqué de presse. Ce silence assourdissant a interpellé notre consœur Nancy Roc.
L’Oloffson, n’était pas qu’un hôtel. C’était un lieu de mémoire, un symbole régional du style gingerbread, une plaque tournante artistique, un repère dans l’histoire de Port-au-Prince. De Graham Greene à Jean-Claude Martineau, des soirées du groupe RAM aux débats politiques de l’après-midi, l’Oloffson a abrité la culture haïtienne dans ce qu’elle a de plus vibrant.
Je ne vais pas m’étendre sur les souvenirs que tant de gens – Haitiens comme étrangers- ont accumulé de ce chef d’oeuvre architectural qui a aussi accueilli des centaines voire des milliers de journalistes car pour les journalistes du monde entier, cet hôtel centenaire représentait bien plus qu’un simple lieu de séjour. Il incarnait l’âme vibrante d’Haïti, ses contradictions, ses blessures, et son génie.
Pendant des décennies, l’Oloffson a été le point de chute des reporters étrangers couvrant les crises politiques, les catastrophes naturelles ou les grandes heures de la culture haïtienne. Son architecture gothique aux dentelles de bois, ses galeries ombragées, ses murs chargés d’histoires offraient un décor singulier, propice à la réflexion et à l’écriture.Là, sous les ventilateurs grinçants du bar, se sont tenues d’innombrables interviews, confessions de dissidents, indiscrétions diplomatiques, ou récits bouleversants de survivants.
Pendant les jours sombres de la dictature des Duvalier, l’Oloffson servait de refuge discret pour les correspondants internationaux venus braver la censure. Le Washington Post, le New York Times, la BBC, Radio-Canada, RFI, Al Jazeera, Le Monde: tous y ont eu un envoyé spécial. Tous ont pris un verre ou écrit une dépêche depuis sa terrasse. C’est également là que j’ai rencontré Aubelin Jolicoeur. Il fut pendant quatre décennies, de 1950 à 2005, l’âme du légendaire Hôtel Oloffson de Port-au-Prince : élégant chroniqueur mondain, il y sirotait des cocktails en costume blanc et canne d’argent, inspirant le personnage « Petit Pierre » de Graham Greene dans The Comedians
Après le séisme dévastateur de 2010, l’hôtel fut miraculeusement épargné. Il devint immédiatement un centre névralgique pour les médias. Tentes satellites, générateurs, caméras : tout y était. Loin de l’anonymat des grandes chaînes hôtelières, l’Oloffson offrait une immersion réelle. Les journalistes y sentaient battre le cœur du pays. C’est dans ses couloirs que se croisaient les récits contradictoires d’Haïti : la douleur et la résilience, la misère et la dignité, le chaos et la création. Aujourd’hui, tandis que l’hôtel vient d’être ravagé par un incendie criminel, la mémoire de Jolicoeur et l’esprit créatif qui l’animaient résonnent plus que jamais comme un symbole brisé d’une époque révolue.
Ce 8 juillet, Frantz Duval, Rédacteur en chef du Nouvelliste a titré son editorial «Disparition de l’hôtelOloffson, Haïti s’habitue à la permanence de son chaos normalisé ». Ce titre m’a d’abord choquée car même si, comme il l’écrit, « L’incendie le 5 juillet 2025 de l’ancienne résidence de la famille Sam n’a même pas provoqué la publication d’un communiqué ou d’un message sur X. Haïti s’habitue à la permanence de son chaos normalisé», peut-on généraliser l’absence de réaction des autorités à l’ensemble d’ Haïti?
J’espère qu’il n’a pas raison mais pour se faire, nous devons réagir car le silence des autorités est une insulte à notre mémoire collective et nous devons exiger une enquête sur ce qui s’est passé. Les doigts pointent le gang terroriste ‘’ Viv Ansanm’’. Pourquoi ? Barbecue, comme je l’ai écrit sur X au lendemain de l’incendie, a-t-il voulu signé cyniquement son appurtenance politique à deux jours de la commemoration des quatre ans de l’assassinat de Jovenel Moïse? Pourquoi les partis politiques n’ont, eux aussi, pas réagi, à notre connaissance en tout cas.
Où sont les institutions?
L’incendie criminel de l’hôtel Oloffson soulève des responsabilités à plusieurs niveaux. Voici les principales institutions qui devraient être concernées, impliquées ou interpellées dans cette affaire:
- La Police Nationale d’Haïti (PNH), par le biais de la DCPJ, doit ouvrir une enquête criminelle;
- Le Ministère de la Culture et de la Communication, garant du patrimoine historique, devrait condamner publiquement cet acte et proposer un plan de sauvegarde;
- L’ISPAN, en tant que gardien de notre patrimoine bâti, ne peut rester muet face à la perte potentielle d’un site aussi important.
- Le CIAT, la mairie de Port-au-Prince et la Direction de la Protection Civile ont également un rôle à jouer dans l’évaluation, la sécurisation et la réhabilitation du site.
Si ces institutions – du ministère de la Culture à l’ISPAN, en passant par la Police nationale – ne prononcent pas un mot sur l’incendie criminel de l’hôtel Oloffson, ce silence devient une prise de position. Ne pas réagir face à la destruction délibérée d’un monument historique, c’est faire preuve d’un niveau d’incompétence institutionnelle alarmant. Cela traduit non seulement l’incapacité de l’État à protéger son patrimoine, mais aussi son désintérêt profond pour la mémoire collective haïtienne, déjà si fragilisée par des décennies de crises.
Mais au-delà de l’incompétence, ce mutisme pourrait aussi être interprété comme un silence complice. Dans un pays où les gangs imposent leur loi, où les institutions sont infiltrées, affaiblies, souvent corrompues, ne rien dire, c’est cautionner. Ne pas enquêter, c’est tolérer. Ne pas protéger, c’est collaborer. Et si l’État haïtien reste muet face à cet acte criminel, alors il confirme une chose: que dans la guerre contre le patrimoine, il n’est pas du côté du peuple, mais du côté des prédateurs.
Et nous, citoyens haïtiens?
Allons-nous laisser ce chef-d’œuvre partir en fumée sans rien dire?
Allons-nous nous habituer à voir nos symboles brûler, nos repères disparaître, et notre histoire s’effacer?
Depuis six ans, les gangs de la coalition criminelle Viv Ansanm mènent une guerre totale contre la société haïtienne. Ilsincendient les maisons des pauvres comme celles des plus aisés, réduisent en cendres écoles, universités, hôpitaux, marchés, entrepôts de riz, centres de santé, bureaux publics, tout ce qui incarne la vie sociale et le tissu national. Et face à cette destruction systématique, l’État reste muet, spectateur d’un effondrement qu’il ne tente même plus de contenir. Ce silence d’État est devenu la bande sonore d’une société en ruine. L’incendie de l’hôtel Oloffson, haut lieu du patrimoine, de la culture et de la mémoire de Port-au-Prince, n’est que le dernier acte en date d’un processus de déshumanisation.
Mais cette attaque pourrait devenir un point de bascule, un symbole de résistance. Car l’Oloffson n’est pas un lieu commeles autres : chaque brique de l’Oloffson racontait une époque, un combat, une note de musique, un cri de liberté. Si nous ne réagissons pas aujourd’hui, que restera-t-il demain ?
En s’attaquant à ce bastion, les pyromanes de la terreur onttouché une corde sensible qui dépasse la capitale : ils ont mis le feu à un fragment vivant de notre identité nationale. Dès lors, défendre l’Oloffson — en parler, l’enquêter, le reconstruire — c’est résister. C’est refuser la banalisation de la violence et la démission collective. C’est affirmer que, même au cœur du chaos, la culture reste une ligne de front, et la mémoire, une arme de survie.
Un sursaut de dernière minute…
Au moment où nous allons mettre cet article sous presse, la Primature vient de sortir un communiqué sur X qualifiant l ’incendie de l’Oloffson comme « un acte de trop ».
Le bureau du premier ministre Alix Didier Fils-Aimé condamne l’incendie de ce « joyau architectural et symbole vivant de l’histoire haïtienne », qu’il qualifie d’« acte criminel d’une violence inqualifiable ». Le gouvernement exprime son indignation la plus ferme et appelle chaque Haïtienne et chaqueHaïtien au sursaut.
Appeler aujourd’hui les citoyens à un sursaut national sonne comme une démission déguisée de ses responsabilités régaliennes. Derrière les mots d’indignation, c’est surtout le silence complice et l’inaction qui persistent.
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