Complaisance de certains musées avec la Chine au détriment de l’exactitude historique
Publié à l’origine sur Global Voices en Français
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Deux musées parisiens de renom ont choisi de désigner certaines parties de leurs collections d’objets culturels tibétains autrement que par le terme « Tibet », souscrivant ainsi au programme d’effacement culturel orchestré par Pékin. Cette nouvelle appellation est désormais au cœur de vives critiques au sein des tibétologues, et fait l’objet d’un débat passionné en France. Le Tibet, en tant que nation, existe depuis des siècles sous son propre nom tibétain བོད་ (prononcé « böd »), avant d’être occupé et annexé par la République populaire de Chine en 1951. Depuis cette date, Pékin a découpé le Tibet en plusieurs provinces, notamment celle appelée Xizang zizhiqu (西藏自治区), autrement dit la région autonome du Xizang, ainsi que les provinces du Sichuan, du Yunnan, du Gansu et du Qinghai. En chinois, le terme Xizang (西藏) se traduit littéralement par « dépositaire de l’Ouest », mais fait en réalité référence à l’Ü-Tsang, une région historique du Tibet occidental qui exclut les autres parties du Tibet historique, telles que le Kham et l’Amdo. Cette appellation est, par conséquent, réductrice car elle ignore les deux tiers de la patrie tibétaine. La langue chinoise a utilisé, dès le Moyen Âge, un autre terme, Tubo (qui a plusieurs orthographes, dont Tubote 图伯特), plus proche du terme Tibet, qui lui-même pourrait être d’origine turque et signifierait « Les hauteurs ».
Dans sa volonté d’unifier les 56 groupes ethniques présents au sein de la République populaire de Chine, Pékin a mis en œuvre une politique de génocide ethnique et culturel [ang] contre de nombreux groupes, redoutant que ces derniers ne veuillent un jour recouvrer leur indépendance. Parmi eux figurent principalement les Ouïghours [ang] (environ 12 millions), les Tibétains (plus de 7 millions) et les Mongols (environ 6 millions). Face aux critiques sévères émises par la communauté internationale sur les violations des droits humains et les accusations de génocide, Pékin se montre très soucieux de promouvoir un contre-récit dans lequel il nie tout abus et réécrit l’histoire afin de l’adapter au discours qu’il tient, y compris en France où vivent quelque 10 000 Tibétains. C’est à Paris que l’on trouve le plus récent exemple de ce narratif chinois où deux musées français ont rebaptisé leurs collections tibétaines, les déclarant originaires du « Xizang » ou de la « région de l’Himalaya ».
Global Voices a contacté, par courriel, Katia Buffetrille, tibétologue chevronnée et chercheuse à l’École Pratique des Hautes Études, dans le but de comprendre les raisons pour lesquelles les autorités culturelles françaises ont accepté de remplacer le terme « Tibet » par d’autres appellations telles que « Xizang » ou encore « monde himalayen ». Ses propos ont été adaptés pour des raisons de concision et de style.
Katia Buffetrille, photographie reproduite avec autorisation.
The provenance of Tibetan objets at the British and Metropolitan Museums is still indicated under the name Tibet. However, in France, the state-owned Musée du Quai Branly had chosen the Autonomous Region of Xizang, the Chinese administrative name that only partially corresponds to traditional Tibet, and the state-owned Guimet Museum, the geographically inappropriate name ‘Himalayan world’ instead of Tibet. At the Musée du Quai Branly, the name Xizang was applied several years ago, even before the Chinese authorities imposed it in China (2023) while also trying to impose it abroad. As for the use of ‘Himalayan world’ at Guimet, the change dates from the beginning of 2024, during the renovation of the rooms previously called Tibet-Nepal. However, this year 2024 marks the 60th anniversary of the establishment of diplomatic relations between France and the PRC, and the Guimet Museum has scheduled several exhibitions with objects loaned from the PRC for this occasion. An unfortunate coincidence between this year of commemoration and the suppression of Tibet in favor of ‘Himalayan World’? Doubt about the realreason [for the label change] is legitimate given the PCR’s efforts to impose unacceptable conditions on the director of the Nantes museum in exchange for the loan of objects, during the exhibition of this museum on Genghis Khan. Furthermore, the appointment of Jean-Pierre Raffarin, special representative of the French government for China, to the board of directors of Guimet in May 2023, as well as the presence of Chinese donors such as MGM and Poly Culture (p. 51 of the Guimet-China 2024 brochure), some of whose members are fully involved in government policies, as well as the role of Art exhibitions China in the organization of exhibitions raise questions.
La provenance des objets tibétains au British Museum et au Metropolitan Museum est toujours indiquée sous le nom Tibet. Or, en France, le musée du Quai Branly avait choisi Région autonome du Xizang, l’appellation administrative chinoise qui ne correspond que partiellement au Tibet traditionnel ; et le musée Guimet, l’appellation géographiquement inappropriée de « Monde himalayen » en lieu et place de Tibet. Au musée du Quai Branly, la dénomination Xizang est utilisée déjà depuis plusieurs années, donc avant même que les autorités chinoises ne tentent de l’imposer en Chine (2023) et à l’étranger. En ce qui concerne l’emploi de « Monde himalayen » au musée Guimet, le changement date du début de l’année 2024, lors de la rénovation des salles anciennement appelées Tibet-Népal. Cette année 2024 marque les 60 ans de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la République Populaire de Chine (RPC) et le musée Guimet a programmé à cette occasion plusieurs expositions avec des objets prêtés par la RPC. Fâcheuse coïncidence entre cette année de commémoration et la suppression de Tibet au profit de « Monde himalayen » ? On est en droit d’en douter quand on connaît la tentative de la RPC d’imposer d’inacceptables conditions au directeur du musée de Nantes en contrepartie d’un prêt d’objets, lors de l’exposition de ce musée sur Gengis Khan. Par ailleurs, la nomination de Jean-Pierre Raffarin, représentant spécial du gouvernement français pour la Chine, au conseil d’administration du musée Guimet en mai 2023, tout comme la présence de donateurs chinois tels que MGM et Poly Culture (p. 51 de la brochure Guimet-Chine 2024), dont certains membres sont totalement impliqués dans les politiques gouvernementales, ainsi que le rôle de Art exhibitions China [ang] dans l’organisation des expositions, soulèvent des questions.
Tenzin Namgyal, photographie reproduite avec l’autorisation de l’auteur.
Global Voices s’est également entretenu avec Tenzin Namgyal, Tibétain installé en France, et membre du groupe international, Students for a Free Tibet [ang] (Étudiants pour un Tibet libre) :
One of the most famous French women to reach Lhasa was Alexandra David-Néel who made it to Tibet over 100 years ago. The Guimet museum had a whole exhibition about her. Earlier they used to write ‘Tibet,’ now, Alexandra David-Neel reached Lhasa in Ü (short for Ü-Tsang/central Tibet) instead of writing Tibet. This is the background story about why the Guimet Museum has been very fallacious in that their changes are much more insidious and dangerous to me, because Quai Branly with all their mistakes about Xizang, never took out the word ‘Tibet.’
L’une des Françaises les plus célèbres à être entrée dans la ville de Lhassa est Alexandra David-Néel, qui s’est rendue au Tibet il y a plus de 100 ans. Le musée Guimet lui consacre une exposition très complète. Alors qu’auparavant on utilisait le terme « Tibet », aujourd’hui, on écrit qu’Alexandra David-Néel est arrivée à Lhassa en Ü (abréviation de Ü-Tsang/centre du Tibet) et non au Tibet. C’est la toile de fond expliquant le caractère mensonger du musée Guimet, dont les modifications sont pour moi beaucoup plus insidieuses et dangereuses, car le musée du Quai Branly, malgré toutes ses erreurs sur le Xizang, n’a jamais retiré le mot « Tibet ».
Global Voices a aussi demandé en quoi l’expression « art himalayen » n’était pas pertinente, sachant qu’une grande partie de la chaîne de montagnes se situe effectivement au Tibet. Katia Buffetrille explique :
The Himalayas are simply the southern fringe of Tibet, a vast territory that corresponds to a quarter of present-day China. ‘Himalayan world’ is a geographical concept and cannot be considered a homogeneous cultural area. It is also an expression that is completely foreign to Tibetans themselves, who would never call themselves ‘Himalayan.’ They only know themselves as ‘Tibetans’ of a particular place or region of Tibet. ‘Himalayan world’ is an inappropriate term, a way of avoiding using the name Tibet, which greatly displeases the PRC. Renaming conquered countries is a common practice of the occupying power, which thus attempts to erase the very existence, past and present, of the country it occupies. Should the cultural and educational function of a museum disappear in favor of economic and political interests? Shouldn’t the texts in a museum reflect historically founded facts, recognized by the scientific community, or is their role to complacently serve the desire to rewrite the history of non-democratic regimes?
L’Himalaya est simplement la frange méridionale du Tibet, un immense territoire qui correspond à un quart de la Chine actuelle. « Monde himalayen » est un concept géographique et ne peut être considéré comme une aire culturelle homogène. C’est aussi une expression totalement étrangère aux Tibétains qui, jamais, ne se qualifieraient d’« Himalayens ». Ils ne se connaissent que comme « Tibétains » de tel lieu ou telle région du Tibet. L’appellation « Monde himalayen » est inappropriée, un moyen d’éviter l’emploi du nom Tibet qui déplaît fortement à la RPC. Renommer les pays conquis est une pratique courante de la puissance occupante qui tente ainsi d’effacer jusqu’à l’existence même, passée et présente, du pays qu’elle occupe. La fonction culturelle et pédagogique d’un musée doit-elle disparaître au profit d’intérêts économiques et politiques ? Les textes d’un musée ne doivent-ils pas refléter des faits historiquement fondés, reconnus par la communauté scientifique, ou leur rôle est-il de servir complaisamment la volonté de réécrire l’histoire de régimes non-démocratiques ?
Tenzin Namgyal propose une comparaison intéressante pour illustrer la manière avec laquelle les Tibétains, installés en France, vivent cet effacement :
Himalaya is a chain of mountains to the south of Tibet. Tibet is 2.5 million square kilometers. Imagine here in France we call the French culture, some sort of Mediterranean culture just because there’s the Mediterranean sea. It doesn’t make any sense historically and scientifically. And on top of that, when they use Himalayan world, they also erase the very distinct cultural identity of Nepal, Bhutan, Ladakh, and Sikkim.
L’Himalaya est une chaîne de montagnes située au sud du Tibet. Le Tibet s’étend sur 2,5 millions de kilomètres carrés. Imaginons qu’en France, nous qualifions la culture française de « méditerranéenne », simplement du fait de la présence de la mer Méditerranée. Cela n’a aucun sens historiquement et scientifiquement parlant. De plus, lorsqu’ils évoquent le monde himalayen, ils effacent également l’identité culturelle très distincte du Népal, du Bhoutan, du Ladakh et du Sikkim.
De nombreux tibétologues et Tibétains ont adressé des lettres de protestation, dont certaines ont été publiées dans les médias français. Katia Buffetrille estime que ces actions ont eu un impact important :
Our essay signed by 27 researchers, Tibetologists and Sinologists, had an impact that surprised us. The press, not only French but also foreign, was interested in it. This shows how much the image of China has deteriorated. It is obvious that French public opinion is more sensitive today to interference from foreign powers. Recently, the Quai Branly Museum received a delegation of Tibetans and assured them that the name Xizang would be removed and the name Tibet reintroduced. This was indeed done in the catalog and should be corrected quickly on the exhibition labels. On the Guimet side, nothing has changed. Of course, for this museum dedicated to Asian arts and which is presenting several exhibitions on China this year, the financial and political stakes are important, but its reputation and scientific credibility are just as important. The exhibition, announced for November 2024, focuses on Chang’an, the capital of the Tang Empire (618–907). This period was also the period when the neighboring Tibetan Empire reached its peak. Despite their many conflicts, these neighboring and rival empires maintained diplomatic relations, signed peace treaties, and used matrimonial alliances as a political tool. In 763, Tibetan armies occupied Chang’an, a brief occupation that endangered the very existence of the Tang dynasty.
Notre tribune signée par 27 chercheurs, tibétologues et sinologues, a eu un retentissement qui nous a surpris. La presse, non seulement française mais étrangère s’y est intéressée. Cela montre combien l’image de la Chine s’est dégradée. Il est évident que l’opinion publique française est davantage sensible aujourd’hui aux ingérences des puissances étrangères. Récemment, le musée du Quai Branly a reçu une délégation de Tibétains et les a assurés que l’appellation Xizang serait supprimée et le nom Tibet réintroduit. Cela a bien été fait dans le catalogue et devrait être corrigé rapidement sur les libellés des vitrines d’exposition. Quant au musée Guimet, rien n’a changé. Certes, pour ce musée dédié aux arts asiatiques et qui présente cette année plusieurs expositions sur la Chine, les enjeux financiers et politiques sont importants, mais sa réputation et sa crédibilité scientifique le sont tout autant. L’exposition annoncée pour le mois de novembre 2024 a pour sujet Chang’an, la capitale de l’empire Tang (618-907). Cette période est aussi celle où l’empire tibétain voisin a connu son apogée. Malgré leurs nombreux conflits, ces empires voisins et rivaux entretenaient des relations diplomatiques, signaient des traités de paix et utilisaient les alliances matrimoniales comme outil politique. En 763, les armées tibétaines occupèrent Chang’an, une brève occupation qui mit en danger l’existence même de la dynastie Tang.
Tenzin Namgyal souligne que cette action aura des répercussions à long terme, et que les musées auront tout intérêt à la prendre au sérieux :
Common French people who are interested in Tibet and its culture have contacted me and said: ‘I have a membership to the Guimet Museum, which gives you certain privileges. ‘I’m sending my card back with the letter saying until and unless you change it back to Tibet, I will not stay a member of the museum.’ I think that is a very powerful way to put pressure on the museums by members.
Plusieurs Français, passionnés par le Tibet et sa culture, m’ont contacté et m’ont dit : « J’ai une carte de membre du musée Guimet, laquelle donne certains privilèges. Je vais renvoyer ma carte avec une lettre précisant que si vous ne rétablissez pas l’appellation “Tibet”, je ne resterai pas membre du musée. » À mon avis, c’est un moyen très efficace pour les membres de faire pression sur les musées.
À l’heure où nous publions cet article, le musée Guimet n’a réagi à aucune des lettres ouvertes de protestation et continue d’étiqueter de manière erroné des objets tibétains.