Si je peux rendre la Jamaïque fière, je suis toujours heureuse ».
Publié à l’origine sur Global Voices en Français
L’écrivaine jamaïcaine Safiya Sinclair. Photo de Beowulf Sheehan, utilisée avec autorisation.
Cette année en avril, vers la fin de l’annuel Bocas Lit Fest dans le port de l’Espagne, Trinidad, les mémoires de Safiya Sinclair « How to say Babylon », qui sont les chroniques de ses difficultés à s’affranchir de son éducation rastafari rigide et trouver son propre chemin, a été annoncé comme vainqueur de la prestigieuse remise de prix OCM Bocas pour la littérature des Caraïbes. Pour la jeune auteure jamaïcaine, ce fut un moment de choc mais également d’immense gratitude.
« J’étais surprise parce que nous nous sommes retrouvées en live à la cérémonie », m’a dit Sinclair via Zoom. Et c’était (l’Américaine haïtienne écrivaine et juge en chef) Edwige Danticat qui a annoncé le vainqueur. Cela a rendu le moment encore plus spécial pour moi parce qu’elle c’est une écrivaine que j’ai beaucoup suivie et qui a été une source d’inspiration pour de nombreux.ses d’entre nous, écrivains et lecteurs caribéens.
Pour Sinclair, la reconnaissance n’est pas juste une réussite personnelle mais un moment de récompense pour la Jamaïque. « Si je peux rendre la Jamaïque fière, je suis toujours heureuse. Bocas est le plus gros prix aux Caraïbes, et j’étais juste heureuse de pouvoir représenter la Jamaïque. Pour moi c’est énorme. »
Quand on a lui a demandé comment gagner ce prix pourrait influencer son futur travail ou la perception de la littérature non fictive caribéenne, Sinclair a insisté que son écrit n’est pas conduit par la recherche des récompenses. « Je n’ai jamais écrit en pensant aux prix », elle déclare « Bien sûr, c’est un grand honneur, mais l’écrit lui-même reste un vrai prix. Avoir un livre disponible dans les Caraïbes, avoir des personnes qui lisent et se connecte aux écrits, c’est là que je trouve la meilleure gratitude. »
La manière dont le festival littéraire basé à Trinidad a mis en lumière la littérature des Caraïbes ne lui a pas échappé « C’est ce qu’il nous faut dans notre région », « pour célébrer nos écrivains et pas seulement les écrivains caribéens célébrés ailleurs, pour que les Caraïbes reconnaissent leur valeur. »
« J’ai toujours pensé à moi quand j’étais une petite fille », poursuit-elle, « écrire dans ma chambre tard la nuit et comment de si petits actes d’encouragement ou de soutien avaient de l’importance pour moi. S’il y a un moyen pour que je puisse rendre ça et le faire en Jamaïque, c’est quelque chose que j’espère réaliser. Je regarde l’exemple que Bocas est en train d’implémenter comme une chose que j’aimerais voir sur les terres de la Jamaïque. »
En prenant connaissance des efforts aussi bien individuels que collectifs en Jamaïque qui se concentrent sur la littérature et la lecture en dehors du système d’éducation formel explique-t-elle, « Ils insistent sur le partage des livres auxquels les personnes peuvent s’identifier, pas seulement en termes de complexité ou de la nationalité de l’écrivain, mais également à travers les histoires qui en sortent ».
La passion de Sinclair pour nourrir la prochaine génération d’écrivains est évidente. « Nous avons besoin de plus de poètes jamaïcains. S’il y a un enfant de 10 ans ou un de 12 ans qui est le prochain poète jamaïcain que pouvons nous faire pour les encourager et s’assurer qu’ils ont le soutien dont ils ont besoin pour être cette future génération? ».
En grandissant dans un foyer Rastafari strict, Sinclair m’explique qu’elle et ses frères et sœurs se sentaient toujours différents. « Nos professeurs et pairs nous traitaient différemment car nous avions des dreadlocks », déclare-t-elle. « Nous nous sentions comme des marginaux. Même certains Jamaïcains ne savent pas ce que c’est de grandir en tant que Rastafari. Plus tard en tant qu’adolescent, je sentais que c’était quelque chose que j’allais mentionner dans mes écrits car il y a trop de choses encore méconnues sur le Rastafarisme, en particulier sur le fait d’être une jeune femme au centre d’une foi centrée sur les hommes. »
Les poèmes de Sinclair- Elle a gagné le prix OCM Bocas en 2017 pour la poésie avec son début de collection, « Cannibal »– explorent des thématiques centrées autour des communautés caribéennes, mais également les familles et l’Histoire. « How to say Babylon », elle explique, c’est une extension de ces thèmes plus internationaux sur l’exploration de communautés de filles et de femmes dans le contexte rastafari : « Beaucoup de personnes ne savent pas ce que c’est ».
Le titre, quant à lui, reflète une partie importante de l’éducation de Sinclair. « Il s’agissait toujours de dire non à Babylone », me dit-elle, »mais aussi d’apprendre ce que cela signifiait quand on le disait et comment le rejeter. C’était une grande partie de notre enfance et de notre éducation, comprendre le binaire nous contre eux, à l’intérieur de la maison contre à l’extérieur de la porte ».
Le père de Sinclair, que son site Internet décrit comme « un musicien reggae instable et un adhérent militant à une secte stricte de Rastafari », faisait partie d’un groupe appelé « Future Wind » lorsqu’il était adolescent. Selon la tradition familiale, le groupe était très populaire localement, atteignant « une notoriété proche de celle des Beatles ».
« Partout où ils jouaient, raconte Sinclair, les filles venaient crier dans le public. C’est ce que m’ont raconté ma mère et d’autres femmes de ma famille. Mais je suis arrivée bien après cela, au moins dix ans après ».
Mais lorsqu’elle le faisait, c’était avec un sens aigu de l’observation de ce qui se passait autour d’elle. L’écriture des mémoires n’a cependant pas été sans poser quelques problèmes : « Beaucoup d’entre eux étaient personnels, j’essayais d’aborder des souvenirs difficiles et douloureux. Je savais que pour que le livre soit vrai et honnête, je devais rester dans ces souvenirs et trouver un moyen de les écrire sans avoir l’impression de faire du mal ».
Pour décompresser du poids émotionnel de l’écriture, Sinclair s’est tourné vers diverses activités. « J’ai terminé une grande partie du manuscrit pendant la pandémie. Je suis devenu obsédé par l’émission « Survivor », dont j’ai regardé les 40 saisons. C’était un bon moyen de me changer les idées ; elles se déroulaient toutes sur des îles, donc c’était bien. J’ai également découvert « I Love Lucy », que je n’avais jamais vue auparavant. La regarder tous les soirs avant de me coucher était un bon moyen de sortir de l’espace pesant de l’écriture ». Elle a également lu beaucoup de romans et de poèmes, et a fait de nombreuses promenades.
Depuis la publication du livre, le 3 octobre 2023, Mme Sinclair a reçu de nombreux commentaires de la part de ses lecteurs. Des personnes du monde entier, d’âges et de milieux différents, l’ont contactée pour lui dire qu’elles s’étaient senties concernées par son histoire.
« Je reçois des messages tous les jours, ce qui est l’une des choses les plus surprenantes », révèle-t-elle. « Certains ont grandi de la même manière, dans des foyers fondamentalement chrétiens ou mormons, ou ont eu des pères similaires. Les messages les plus surprenants viennent d’hommes qui disent avoir pleuré en lisant le livre, ou les a fait réfléchir à leurs filles, ou au type de père qu’ils sont. Si le livre peut faire cela, alors j’ai fait quelque chose de bien dans le monde ».
En ce qui concerne la réaction de sa famille au livre, Sinclair a déclaré : « Cela a été plus difficile pour ma famille proche, en particulier mes frères et sœurs et ma mère, qui ont vécu le même traumatisme que moi. Il est difficile pour eux de revisiter ces souvenirs. Ma mère et ma deuxième sœur ont lu une partie du livre, mais elles pleurent à chaque fois. Elles m’ont toutes dit à quel point elles étaient fières de moi. Je leur ai parlé tout au long du processus d’écriture, en les consultant sur leurs souvenirs pour que ce soit un effort collectif. Ma tante, qui figure dans le livre, l’a lu avec son mari et a été mon plus grand soutien.
Son père, en revanche, ne lui en a pas parlé. « Il a demandé à lire le livre l’été dernier, et je lui en ai donné un exemplaire avant sa sortie. Au début, il m’a beaucoup appelée pour essayer de corriger des détails infimes. Je lui ai demandé de me promettre de ne rien dire avant de l’avoir lu jusqu’au bout, et c’est la dernière conversation que nous avons eue à propos du livre.
Si Sinclair a réussi à transformer un sujet aussi difficile en une lecture aussi convaincante et déchirante, c’est en partie grâce à ses influences littéraires. « Je pense que [Toni] Morrison est le plus grand écrivain qui ait jamais existé », dit-elle. « Son style d’écriture en prose, la profondeur, la complexité et le génie lyrique de son œuvre sont des choses auxquelles j’aspire. Si je pouvais atteindre ne serait-ce qu’un dixième de ce style, je serais heureuse ».
Sinclair se souvient en particulier d’avoir été « tout simplement époustouflée » après avoir lu le « Cantique des Cantiques » pour la première fois : « Je n’arrivais pas à croire que je ne l’avais jamais lu en classe, malgré mon doctorat. C’est un livre que tout le monde doit lire ». La « luxuriance, la musculature et la vivacité » de la prose de Gabriel García Márquez – elle cite en particulier « Cent ans de solitude » et sa nouvelle « L’automne du patriarche » – lui ont également laissé une impression durable : « Chaque fois que je lis [cette dernière], je suis stupéfaite par l’ampleur de ce que la langue peut faire. C’est magique.
Sinclair elle-même a exploré de nouveaux formats d’écriture, en travaillant sur des livrets – des pièces qui sont transformées en odes chorales et en courts opéras : « Je travaille actuellement sur une pièce de 80 minutes, qui implique un chœur principal et un orchestre. C’est un nouveau défi pour moi que d’imaginer comment les lignes prendront vie dans les voix et les instruments.
Elle ne lit pas la musique, mais aimerait bien le faire : « Dans une autre vie, je le ferais. C’est quelque chose que j’admire et que j’aimerais apprendre. » Elle a également des goûts éclectiques en matière de musique, notamment en ce qui concerne le rock indépendant, l’emo et les auteurs-compositeurs féminins comme Lana Del Rey. « Mais j’aime aussi la musique sur laquelle je peux danser et me changer les idées, comme le Top 40. Je ne me cantonne pas à un genre spécifique ; je suis simplement mon humeur.
En réfléchissant à son parcours littéraire, Mme Sinclair a reconnu l’impact de sa propre détermination et de sa résilience. « Je pense que mon jeune moi a imaginé que c’était une raison de continuer », dit-elle. J’ai toujours voulu exceller, mais il s’est passé tellement de choses que j’aimerais pouvoir revenir en arrière et lui dire : « Ma fille, tu ne sais même pas ce qui est sur le point d’arriver ». C’est grâce à sa ténacité que tout cela est possible ».
Depuis qu’il a remporté le prix OCM Bocas, « How to Say Babylon », a été traduit en français. Une version de poche a également été publiée, ce qui élargit encore sa portée et son impact. Cet automne, elle sera en Europe pour représenter Bocas et parler de la littérature caribéenne.