Alimentation

La gastronomie géorgienne à l’international

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La gastronomie géorgienne à l'international
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En 2019, le New Yorker avait déjà prédit la montée en puissance de cette cuisine et le moment de l’attrait de masse est enfin arrivé en Europe occidentale.

Publié à l’origine sur Global Voices en Français

Photo de Elliot Friar.

Dans une petite rue tranquille du quartier Lavapiés à Madrid, les tables d’un brillant restaurant sont parées de verres de vin. Mais ce ne sont pas des vers de Ribeira Sacra. Non, ce sont des verres de Saperavi originaire de Géorgie. Aux côtés de photographies en noir et blanc se trouvent des minis kvevri, des récipients en forme d’œufs utilisés dans la fermentation souterraine du vin depuis le sixième millénaire avant J-C. Didedas est l’un des six restaurants géorgiens de la capitale espagnole. Cinq de ces restaurants ont ouvert en 2023.

« Quand on s’est mariés, personne ne pouvait situer la Géorgie sur une carte », nous racontent les propriétaires du restaurant : Ana Elbakidze, originaire de Tbilissi, et Alfredo Muñoz, originaire de Madrid. « Quand on a ouvert, presque aucun client n’avait déjà goûté des plats géorgiens ». Quasiment deux ans après l’ouverture, Ana et Alfredo pensent déjà à agrandir le restaurant, tant les clients se rues sur les tables, et sur les délicieux nigvziani badrijani ( rouleaux d’aubergines à la noix) du couple.

Nigvziani badrijani ( rouleaux d’aubergines à la noix). Crédit photo : Elliot Friar.

Les plats géorgiens ne sont pas aussi méconnus qu’auparavant. En 2019, le New Yorker avait déjà prévu la popularisation de cette cuisine. Aujourd’hui, et à travers toute l’Europe de l’Ouest, cette prédiction se réalise enfin. En effet, cette gastronomie est toute aussi populaire en dehors de Madrid. À Londres, par exemple, et malgré une industrie de la restauration en détresse, près d’un tiers des restaurants géorgiens ont ouvert il y a moins de deux ans, ce qui surpasse de loin la faible croissance économique de la restauration londonienne. Début 2025, le Danemark a accueilli son premier restaurant géorgien, situé dans le luxueux quartier d’Osterbo. Les inspecteurs du guide Michelin, qui ont visiblement pris connaissance de toutes ces ouvertures, ont ajouté pour la première fois des restaurants géorgiens au guide, avec des adresses se trouvant à New York et dans le nord de la région, à Madrid, ou encore à Londres.

Mais pourquoi la gastronomie d’un si petit pays est-elle aussi populaire ? L’explication est, pour le moment, assez simple : l’embargo russe mis en place dès 2006 sur le vin géorgien, affectant près de 80 % des exports de l’époque, a, en effet, suscité une vague de compétition et de spécialisation visant les plus gros marchés d’exports aux États-Unis et en Europe. Cet embargo arriva peu après la Révolution des Roses, en 2003, la mise en place d’un nouveau régime néolibéral et l’arrivée d’une nouvelle tête au pouvoir. Bien que l’embargo prit fin en 2013, et même si la Russie importe toujours plus de la moitié des bouteilles géorgiennes, une tendance pour les vins naturels a permis de stimuler l’exportation et la valeur des bouteilles dans les pays plus aisés. Ana et Alfredo se sont rencontrés dans un bar de Londres. Puis, en 2006, ils se sont installés en Géorgie. Un pays qu’ils ont dû quitter à cause de l’instabilité du gouvernement. Et c’est ainsi qu’ils ont atterri à Madrid.

Une assiette traditionnelle de pkhali et de pain de maïs. Crédit photo : Elliot Friar.

Une autre raison de cette apparition massive de la gastronomie géorgienne pourrait être le rapprochement entre la Géorgie et l’Europe. En effet, après une libéralisation du régime des visas avec l’Espace Schengen en 2020, le gouvernement géorgien a rapporté un nombre surprenant de demandes d’asiles. Assez pour que le Bundesrat reconnaisse le pays comme sûr en 2023, rendant plus difficile l’acceptation des demandes d’asile. Les flots d’immigration légaux, dont les asiles, restent insignifiants parmi les dizaines de milliers de demandes.

En plus de la libéralisation du régime des visas, l’industrie du tourisme connaît un véritable essor dans le pays. Dès 2025, British Airways annonce quatre vols directs par semaine de Londres vers Tbilissi. Ana nous raconte que l’un de ses clients, un adolescent, revenant d’un voyage en Géorgie à appris assez de la langue pour tenir une conversation entre deux bouchées de medovik (un gâteau au miel constitué de plusieurs couches et populaire dans les pays de l’ex-URSS). La population de touristes la plus affluente en Géorgie étant des Israéliens, puisque plus d’un million d’entre eux parlent russe, une conséquence de l’émigration massive post-URSS. Les Israéliens sont-ils plus enclins à apprécier la cuisine géorgienne et les goûts persans ? C’est en tout cas ce que l’économiste de centre droit Tyler Cowen appelle « un multiculturalisme sans controverse ».

Il existe peut-être d’autres facteurs contribuant à la popularité de la cuisine géorgienne, notamment l’augmentation du prix de la restauration et de la main-d’œuvre. Ce sont des conditions favorables pour des plats réalisés avec des ingrédients peu communs et nécessitant des années d’apprentissage. Pourquoi dépenser 15 £ dans des burgers quand on peut en dépenser 16 pour déguster des khinkali ? Les khinkali sont des raviolis géorgiens, produits d’un échange culturel avec la route de la soie. Comme des raviolis chinois, ils se mangent avec les mains, à la différence qu’avec ceux de Géorgie, on ne mange pas le bout par lequel on les tient. Ces différences offrent à la fois une expérience traditionnelle et unique, faisant de ces raviolis un excellent plat pour se vanter d’en avoir déjà fait l’expérience lors d’une soirée mondaine. En effet, les dépenses des personnes aux salaires les plus élevés n’ont de cesse d’augmenter dans l’industrie de la restauration, tandis que les dépenses de ceux gagnant moins stagnent.

L’une des plus grosses difficultés du Didedas était très certainement de trouver du sulguni, un fromage géorgien étant considéré comme le cœur (guli) et l’âme (suli) de la gastronomie du pays. Ils arriveront finalement à mettre la main sur ce fromage grâce à un fromager espagnol qui n’avait pourtant jamais produit de sulguni auparavant. Ana et Alfredo lui ont demandé de commencer la production avant même d’avoir pu goûter un échantillon. Quant à la technique, Ana avait véritablement besoin de Géorgiens pour leurs connaissances de la cuisine et leur hospitalité. Pourtant, elle n’en connaissait aucun : « Il y a un endroit dans lequel j’étais sûre de trouver des Géorgiens : l’église. C’est là-bas que j’ai trouvé mon équipe ». Une telle explication nécessite de nous plonger dans la longue histoire qu’est la dissémination de la culture géorgienne afin de mieux comprendre l’évolution de cette gastronomie. C’est d’autant plus vrai que la religiosité géorgienne va de pair avec la réalité et se mélange avec des mythes de traditions culinaires exotiques.

L’histoire de la culture géorgienne

Les meilleures œuvres permettant de comprendre la dissémination de la culture géorgienne sont sûrement celles de Leo Tolstoy et Mikhail Lermontov, illustrant un mode de vie russe traditionnel, et surtout agraire. Ces œuvres peuvent être vues comme des miroirs de la poésie de Ilia Chavchavadze, démontrant l’identité nationale et l’entrepreneuriat culturel de la Géorgie, « visant à retrouver l’histoire, la culture et la langue du pays, tout en développant de la reconnaissance pour la culture impériale ». C’est en tout cas ce qu’écrit l’historien Adrian Brisku. Au début du 20e siècle, la République démocratique de Géorgie, qui n’a pas eu une longue vie, a tenté de promouvoir ces traditions en affirmant que sa civilisation était connectée à la Grèce et à l’Europe. Près de 500 avant que Hesiod n’écrive sur Prometheus et sa punition dans une cave géorgienne, certains chercheurs déclarent que les premiers vins auraient été produits en Géorgie, enterrés dans des qvevri.

Après l’invasion soviétique, le gouvernement demanda à un membre de l’association des fabricants de vin géorgien, la Samtrest, d’ouvrir un restaurant sur la place des Théâtres de Moscou. Le restaurant Aragvi ouvre ses portes au public en 1938 et restera une référence pendant des décennies, à tel point qu’il sera présent à plusieurs reprises dans le guide touristique anglais Fodor. Les plats aux influences perses et turciques, en plus du café « oriental » qui sera servi aux clients aisés, seront les ingrédients du succès de l’établissement. Mais en Géorgie, le Kremlin tentait désespérément de prendre le contrôle du pays. À la suite d’une tentative de faire du russe la langue officielle du pays, une tentative qui fut accueillie par de nombreuses protestations, le gouvernement russe acceptera finalement de faire du géorgien la seule langue du pays en 1978 (sans compter les populations de minorités ethniques).

Dans les années qui suivirent l’indépendance, les relations que la Géorgie entretenait avec la Russie et l’Union européenne ont pris un tout autre tournant. Essayant tant bien que mal de se rapprocher du Kremlin, le « Rêve géorgien », le parti au pouvoir, a véritablement endommagé ses liens avec l’Ouest, tout en accusant des mouvements progressistes (comme le mouvement LGBTQ+) de détruire les traditions du pays.

Le philosophe Roland Barthes écrit que les projets culinaires français, la « cuisine originale », n’est autorisée à innover que lorsqu’ils permettent de remettre au goût du jour des secrets du passé, tout simplement, car « les plats sont le sauveur goûtu d’une vieille société rurale en déclin » en opposition à la non-tradition. La cuisine géorgienne datant d’avant ce mythe moderne mélangé à la réalité est la différence clé avec l’Europe de l’Ouest. Cependant, il est vrai que la Géorgie souffre de conséquences politiques plus amères. Certains pourraient alors penser que la cuisine sera le point de départ d’un retour sans controverses des « diners en devenir », comme il en existait autrefois à Moscou.

Le Kinkally est un restaurant ayant récemment ouvert à Londres, seulement quelques années après la fermeture définitive de l’Aragvi. Le Kinkally est un restaurant qui va au-delà des traditions. Imaginez un restaurant dans lequel vous pourriez apprécier de délicieux khinkali zébré ayant le goût de wasabi, puis, si l’envie vous prend, vous auriez la possibilité de prendre un verre dans un bar tendance, le « Kinky Bar ». Cet endroit existe, et il s’agit du Kinkally. Dans les années 40, William Haas, chercheur allemand et conseiller du gouvernement iranien, se plaignait de l’occidentalisation de la cuisine iranienne : « La riche cuisine perse, même la plus extravagante, est en train de disparaître. Cette succulente variété de plats ne sera bientôt plus… La culture occidentale est véritablement un poison ayant pour but de rendre la vie sur terre toujours plus monotone ». L’Européen de l’ouest de l’époque, que l’on pourrait qualifier de cosmopolite, était à la recherche d’une cuisine ancienne, presque primordiale, abâtardie par la mondialisation. Contrairement à Haas, l’historien iranien Houchang Chehabi pense que la gastronomie du pays se porte bien, notamment grâce à l’adoption et la fusion de la cuisine internationale : « son accessibilité a permis la diversité dans le monde ».

Même si l’identité de la Géorgie est souvent remise en question, que ce soit depuis l’intérieur ou l’extérieur de ses forces politiques et économiques, les différentes facettes de sa culture culinaire permettent de retracer une histoire qui va à l’encontre de ces contestations. Il y a par exemple ce plat parfait pour Instagram : l’adjarian khachapuri, plat originaire des régions musulmanes de la Géorgie, frontalières à la Turquie. On pourrait alors espérer que le public ne trouve pas ces idées du passé, que ce soit le nationalisme ou l’impérialisme, aussi bonnes à goûter.

En tout cas, au Didedas, trois drapeaux dessinés au crayon sont fièrement affichés derrière le comptoir : « l’Espagne, la Géorgie et l’Ukraine. Parce que ma sœur manifeste tous les jours en Géorgie et qu’on souhaite également montrer notre soutien aux Ukrainiens », nous raconte Ana.

Écrit par: Viewcom04

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