Gonâve ciblée : anatomie d’un choc national passé sous silence
Alors que le pays vibrait au rythme de la qualification historique d’Haïti pour la Coupe du monde, une affaire effroyable passait presque inaperçue : l’inculpation, aux États-Unis, de deux Texans accusés d’avoir comploté pour envahir l’Île de la Gonâve, tuer tous les hommes et réduire femmes et enfants en esclavage sexuel¹. Ce décalage brutal entre euphorie sportive et menace génocidaire interroge le comportement de la société haïtienne, le silence des autorités et les failles sécuritaires béantes qu’expose cette affaire. Nancy Roc analyse ce que ce silence signifie, ce qu’il implique en matière de sécurité, et ce qu’il nous enseigne sur l’état actuel d’Haïti.
Le contexte du complot et ce qu’il révèle
Les documents judiciaires américains révèlent que les deux Texans – Gavin Rivers Weisenburg, 21 ans, et Tanner Christopher Thomas, 20 ans – ont planifié entre août 2024 et juillet 2025 leur incursion: apprentissage du créole haïtien, achat d’un voilier, formation militaire, recrutement de personnes sans domicile à Washington D.C. comme « mercenaires »².
L’Île de la Gonâve, dans la baie de Port-au-Prince, est un territoire périphérique, mal relié, avec une présence étatique limitée.
Ce complot révèle trois choses importantes :
• Le niveau de désinstitutionnalisation est tel qu’un groupe étranger pouvait envisager un tel projet ;
• La vulnérabilité sécuritaire de territoires périphériques comme la Gonâve, peu protégés, peu surveillés ;
• Le caractère extrême et symbolique du projet – tuer des hommes, assujettir les femmes et enfants – qui montre une forme de terreur planifiée, non seulement politique mais génocidaire.
Le silence des autorités haïtiennes : un indicateur alarmant
Lorsque surgit une affaire d’une telle gravité, l’attente est que les autorités haïtiennes réagissent rapidement : communiqué officiel, mesures de prévention, protection renforcée de la zone menacée. Mais dans ce cas :
- aucune prise de parole forte du gouvernement haïtien n’a encore été enregistrée;
• aucun plan de protection spécifique n’a été annoncé pour la Gonâve ;
• cette absence peut révéler un manque de capacité, une priorisation d’autres dossiers – notamment sportifs – ou une forme d’impuissance face à une menace étrangère.
Ce silence envoie un message inquiétant aux Haïtiens : « Vous êtes exposés, et l’État ne vous protège pas. »
Le comportement des Haïtiens : résignation, défiance, repli
Pour la population gonâvienne et pour les Haïtiens en général :
• Résignation : l’idée même qu’un groupe étranger puisse massacrer une population peut paraître irréelle, et donc minimisée ;
• Défiance : faute de réponse étatique, les communautés peuvent se tourner vers des mécanismes autonomes de sécurité ;
• Repli : des territoires entiers peuvent se refermer sur eux-mêmes, aggravant la fragmentation de l’autorité.
Ce comportement s’inscrit dans une continuité historique : zones périphériques isolées, État absent, autorités informelles occupant le vide.
Implications sécuritaires pour Haïti
4.1. Protection territoriale et gouvernance
Cette affaire révèle que :
• les frontières maritimes et les îles sont vulnérables ;
• des zones faiblement contrôlées peuvent être ciblées par des acteurs extérieurs ;
• l’absence d’État crée des « zones d’opportunité » pour des agressions asymétriques.
4.2. Effet de contagion et crédibilité
Un tel complot, s’il est ignoré, peut inspirer d’autres groupes. Il remet en question la crédibilité de l’État : si deux jeunes étrangers peuvent planifier une invasion, qu’est-ce qui empêche d’autres acteurs d’essayer ?
4.3. Exploitation des failles haïtiennes
Des rapports signalent que l’Île de la Gonâve manque de personnel judiciaire et d’infrastructures³, ce qui facilite les incursions, trafics ou occupations illégales.
4.4. Femmes et enfants : cible privilégiée
Le plan visait clairement :
• l’élimination des hommes ;
• l’asservissement sexuel des femmes ;
• la capture des enfants.
Cette dimension porte la menace au niveau des crimes contre l’humanité.
Pourquoi la presse haïtienne a-t-elle occulté l’affaire ?
Le focus quasi exclusif sur la qualification nationale s’explique par :
• la recherche d’un contenu populaire et fédérateur ;
• la difficulté d’accès aux documents judiciaires américains ;
• le manque de ressources des rédactions ;
• un besoin collectif d’évasion dans un pays constamment sous tension.
Cette dynamique entretient un dangerux déficit d’alerte publique.
Conclusion
L’affaire des deux Texans n’est pas un simple fait divers : elle révèle la fragilité sécuritaire, le silence institutionnel, le recul de la vigilance collective et la vulnérabilité extrême de certaines zones haïtiennes. Que cette menace ait été reléguée au second plan face à une célébration sportive en dit long sur les priorités nationales et les mécanismes psychologiques de survie collective.
Haïti doit désormais admettre que la menace ne vient pas seulement de l’intérieur – gangs et criminalité – mais aussi de l’extérieur, ciblant ses failles structurelles. L’État, lui, doit comprendre qu’en matière de sécurité, le silence est une forme d’abdication.
Nancy Roc, le 26 novembre 2025.
- S. Department of Justice, Criminal Complaint Against Gavin Rivers Weisenburg and Tanner Christopher Thomas (2025).
- Affidavit du FBI, District Court for the Western District of Texas, 2025.
- Rapports du Ministry of Justice and Public Security / Observations sur l’absence d’infrastructures judiciaires dans les zones périphériques (2023–2024).
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