Lucy est sympathique et brise l’image stéréotypée de la nécromancienne
Publié à l’origine sur Global Voices en Français
Damjan Mihailov et la bande dessinée « Lucy la nécromancienne ». Photographie de Kiril Mihailov, reproduite avec l’autorisation de l’auteur.
Version macédonienne du livre de « Lucy la nécromancienne », en promotion le 25 novembre 2024 à Skopje. Photographie de Kiril Mihailov, reproduite avec l’autorisation de l’auteur.
[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages Web en français.]
Damjan Mihailov est un auteur de bande dessinée macédonien dont la webcomic « Lucy la nécromancienne » [en] initialement publiée en anglais sur WebToons [en], a récemment été éditée sous forme de livre, en anglais d’abord, puis en macédonien.
Global Voices s’est entretenu avec Damjan Mihailov pour évoquer les hauts et les bas de la mise en ligne de bandes dessinées en Macédoine du Nord, les différences entre les publics locaux et internationaux, et les raisons pour lesquelles le passage d’un format de média à un autre était inévitable.
Le jour, Damjan Mihailov est un artiste spécialisé dans les jeux vidéo ; la nuit, c’est un dessinateur de bande dessinée. Architecte de profession au début, il a plus tard découvert que sa véritable passion était le dessin. Fidèle à son art, il a alors décidé de s’y consacrer pleinement. Véritable geek dans l’âme, Damjan Mihailov affectionne tout, des bandes dessinées aux illustrations en passant par les films et les animations.
Extrait de la bande dessinée « Lucy la nécromancienne » réalisée par Damjan Mihailov, reproduite avec l’autorisation de l’auteur.
Traduction des vignettes :
– … j’ai besoin d’une pause !
– Comme je le disais…
Global Voices (GV) : Vous avez lancé « Lucy la nécromancienne » en 2021, un webcomic parodiant les clichés du genre d’épouvante, avec la particularité de présenter le personnage d’une petite fille comme une aspirante sorcière. Qu’est-ce qui vous a motivé à raconter cette histoire ?
Damjan Mihailov (DM): When I started working in game development, for some X or Y reason, I stopped drawing. I felt like my creativity was being drained at work. At some point, I realized I was missing something, so I thought to myself, « I need a project that will force me to draw. » At the very least, I wanted to create something each week. That’s why I decided to go with a comic strip, like the ones in newspapers, the same ones I grew up with, where there’s a new one every day.
For a long time, I had an idea for a story where two opposite worlds would clash, something grim and something cute, and I figured now was the perfect time to bring it to life. Zombies can be both grim and fun, offering endless opportunities for wild stories. Lucy, on the other hand, is cute and cheerful (most of the time) and breaks the stereotypical image of a necromancer.
Damjan Mihailov (DM) : Lorsque j’ai commencé à travailler dans le développement de jeux, pour une raison X ou Y, j’ai arrêté le dessin. J’avais le sentiment que ma créativité se perdait dans ce travail de développeur. À ce moment-là, j’ai compris qu’il me manquait quelque chose et je me suis dit : “J’ai besoin de mener un projet qui me poussera à dessiner !” Je souhaitais créer quelque chose chaque semaine, au minimum. C’est pourquoi j’ai choisi de faire une bande dessinée, comme celle des journaux de mon enfance, où chaque jour il y avait une nouvelle histoire.
Depuis longtemps, je nourrissais l’idée d’une histoire où deux mondes antagonistes se heurteraient, quelque chose de sinistre et quelque chose de mignon, et je me suis dit que le moment était idéal pour le concrétiser. Les zombies peuvent être à la fois sinistres et amusants, offrant des possibilités infinies d’histoires loufoques. Lucy, quant à elle, est charmante et joyeuse (le plus souvent) et brise ainsi les clichés d’une nécromancienne.
Extrait de la bande dessinée « Lucy la nécromancienne » de Damjan Mihailov, utilisée avec l’autorisation de l’auteur.
Traduction des vignettes :
– Applaudissez !
Nous te trouverons un ami
– Oh, regardez !
Un fantôme !
– Bonjour
Je suis Lucy et voici Oliver
Et vous, qui êtes-vous ?
– Eh bien…
… c’est embarrassant
GV : Le format de base que vous utilisez est de quatre vignettes par page, alors que les aventures de Lucy oscillent entre des gags d’une page et des récits plus élaborés sur plusieurs pages. Vous est-il compliqué de raconter vos histoires en respectant ces contraintes ?
DM: I never liked long stories, especially ones that are broken up, where you have to wait a week for the next part and end up forgetting what happened the week before. People today prefer content that gets straight to the point, so one-comic stories felt like the right choice. At first, I didn’t pay much attention to the number of panels or the format. But over time, I realized I needed consistency, so I confined myself to a four-panel structure.
Constraints, as it turns out, are a very good thing, they force you to think about how to tell a story like a punchy joke. With too many frames, it’s easy to go overboard, and the joke ends up losing its punchline. After all, nobody likes a long joke.
DM : Je n’ai jamais aimé les longues histoires, en particulier celles qui sont morcelées, pour lesquelles il vous faut attendre une semaine pour lire la suite et vous finissez par oublier les événements de la semaine précédente. Aujourd’hui, les gens privilégient les contenus allant droit au but, c’est pourquoi les histoires en une seule bande dessinée me paraissaient être le bon choix. Dans un premier temps, je n’ai pas accordé beaucoup d’attention au nombre de vignettes ni même à leur format. Puis, au fil du temps, je me suis aperçu que j’avais un besoin de cohérence, et je me suis donc restreint à une structure en quatre dessins.
Les contraintes, en fin de compte, sont une très bonne chose, elles vous obligent à envisager la manière de raconter une histoire comme une blague percutante. En effet, avec trop de trames, il est aisé de se laisser aller à l’excès, et la blague risque alors de perdre son caractère percutant. Personne n’aime les blagues trop élaborées.
Extrait de la bande dessinée « Lucy la nécromancienne » de Damjan Mihailov, utilisée avec l’autorisation de l’auteur.
Traduction des vignettes :
– Il était tout pour moi, il me manque tellement
– Hey mon ami, je pense que tu devrais aller voir ta petite amie.
– AAAAAAA
– Eh bien…
Je suppose que tu ne lui as pas tant manqué que ça, hein…
GV : À côté de Lucy, vous mettez en scène toute une série de personnages, des plantes aux zombies en passant par d’autres enfants qui pourraient être décrits comme des non-magiques ou « Moldus » au sens de l’univers d’Harry Potter. Voyez-vous leurs interactions comme des allégories ou comme un moyen de partager des messages universels ?
DM: That’s way too deep for Lucy’s world. It’s more like ‘If it fits, it sits. » 🙂 There’s no hidden message or anything like that. Her universe is a mix of all sorts of magical worlds and reality. The idea is that all these worlds can coexist happily. I just want to bring a little joy into people’s lives. No matter if you’re a fan of Star Wars or Lord of the Rings (LOTR), you can find something funny in it.
DM : C’est beaucoup trop profond pour le monde de Lucy. C’est plutôt « si cela convient, ça passe. » 🙂 Il n’y a pas de message caché ou quoi que ce soit de ce genre. Son univers est un mélange de mondes magiques et de réalités. L’idée est que ces univers peuvent coexister harmonieusement. Je veux juste ajouter un peu de joie au cœur de la vie des gens. Que vous soyez fan de la Guerre des étoiles ou du Seigneur des anneaux (LOTR), vous y verrez toujours quelque chose d’amusant.
Extrait de la bande dessinée « Lucy la nécromancienne » de Damjan Mihailov, utilisée avec l’autorisation de l’auteur.
Traduction des vignettes :
– Bonjour Bob
– Arrêtez !
– Tu ne peux pas le faire entrer dans la maison !
Où l’as-tu trouvé ?
– Musée d’histoire naturelle
GV : Le décor d’horreur est-il une métaphore de votre vision de l’univers ? Ou bien certains des personnages sont-ils le reflet de personnes vivantes ?
DM: Maybe, and yes. Horror might be too strong a word, it’s more like taboo. Sure, there are the living dead and all sorts of scary, horror-themed things, but they’re not portrayed that way. It’s about taking something most people see as taboo and turning it upside down, which makes it funny. I’m honestly tired of subjects people find taboo.
When most people hear the synopsis for Lucy the Necromancer, they make a grim face and say « Why would you create that? » But then they read a few comics and say, « This is actually cute and funny! » and they instantly like it.
DM : Peut-être, et oui. Le qualificatif « horreur » est peut-être trop puissant, il s’agit plutôt d’un concept tabou. Bien sûr, il y a des morts-vivants et toutes sortes de choses effrayantes sur le thème de l’horreur, mais on ne les dépeint pas de cette façon. Il s’agit de retourner quelque chose considéré comme un sujet tabou par la plupart des gens, et de le rendre amusant. Honnêtement, je suis las de ces sujets jugés tabous par les gens.
La plupart des gens qui découvrent le synopsis de « Lucy la nécromancienne » grimacent et se disent « Pourquoi créer une telle chose ? » Puis ils lisent quelques bandes dessinées et se disent « En fait, c’est mignon et amusant ! ».
GV : Quelles ont été les influences de la bande dessinée ou autres médias qui vous ont conduit à créer le personnage de Lucy ?
DM: I’m a huge fan of webcomics, and there are so many amazing ones out there. I grew up with classics like The Peanuts, Balthazar, and all the iconic Cartoon Network shows, and I think they’ve had the biggest influence on me. From a young age, I had a strong affinity for cartoons and comics. I lived next to the French Culture Center in Skopje, and on rainy days, I’d head there to spend time in the comic section, just « œreading » the pictures. I didn’t understand a word, but I would create my own stories based on the images. The shops in my area carried Italian comics translated into Serbian-Croatian, most of which were about cowboys, which never really appealed to me. Instead, I found myself drawn to the daily funnies in the newspaper, and later, the worlds of Marvel and DC. Probably all of them have influenced me in some way, and they still do.
DM : Je suis un grand amateur de webcomics, et il y en a tellement d’excellents. J’ai grandi avec des classiques tels que les « Peanuts », « Balthazar » et toutes les émissions emblématiques de Cartoon Network, et je pense que ce sont eux qui m’ont le plus influencé. Dès mon plus jeune âge, j’ai développé une profonde attirance pour les dessins animés et les bandes dessinées. J’habitais à côté du Centre culturel français de Skopje et, les jours de pluie, je m’y rendais pour passer du temps dans la section des bandes dessinées, à « lire » les images. Je ne comprenais pas un mot, mais je créais mes propres histoires à partir des images. Les commerces de ma région proposaient des bandes dessinées italiennes traduites en serbe ou en croate, dont la plupart parlaient de cow-boys, ce qui n’a jamais vraiment suscité d’intérêt à mes yeux. Au lieu de cela, j’ai été happé par les bandes dessinées journalières publiées dans les journaux et, plus tard, par les univers de Marvel et de DC. Tous ces univers m’ont probablement inspiré d’une manière ou d’une autre, et ils m’influencent encore aujourd’hui.
Extrait de la bande dessinée « Lucy la nécromancienne » de Damjan Mihailov, utilisée avec l’autorisation de l’auteur.
Traduction de la vignette :
– Vous fabriquez les meilleures crèmes glacées du cerveau !
GV : Le format initial de « Lucy la nécromancienne » était un webcomic. Pourquoi avez-vous décidé de le publier également sous le format d’un livre, sur papier ?
DM: Yes, Lucy is a webcomic, but the key word is « comic. » While webcomics are easier to access and read on your computer, phone or tablet, comics were originally a printed format, and they still are. A lot of people prefer them that way. Also, it’s really nice to see it on a shelf next to all the other great ones. 😉
DM : Oui, Lucy est un webcomic, mais le mot clé est « comic ». Alors que les webcomics sont plus facilement accessibles et lisibles sur votre ordinateur, votre téléphone ou votre tablette, les comics étaient à l’origine un format papier, et c’est toujours le cas. Beaucoup de personnes les préfèrent ainsi. De plus, il est vraiment chouette de la voir sur une étagère à proximité de toutes les autres bonnes bandes dessinées. 😉
GV : Les publics étrangers ont-ils montré de l’intérêt pour la bande dessinée de Lucy, qu’is soient numériques ou imprimées ? Seriez-vous disposé à traduire les bandes dessinées dans d’autres langues ?
DM: Yes, Lucy receives love from all over the world. Initially I published Lucy as a web comic in English on an international web comic platform called Webtoons. She quickly received followers and fans who were eager for each next comic. The Macedonian translation was the next step because kids here responded really well to the English version. Not many kids understood what was happening in the comic, so I wanted to bring Lucy closer to them. Translating it into different languages is a big milestone I hope to achieve in the future. It will be amazing if it happens. I’d love to see that.
DM : Oui, Lucy est appréciée dans le monde entier. Au départ, j’ai publié Lucy sous la forme d’une bande dessinée en anglais sur une plateforme internationale de bandes dessinées appelée WebToons. Elle a rapidement attiré des adeptes et des fans impatients de découvrir la prochaine bande dessinée. La traduction en macédonien était l’étape suivante, car les enfants d’ici réagissaient très bien à la version anglaise. Peu d’entre eux comprenaient ce qui se passait dans la bande dessinée, et j’ai donc voulu rendre Lucy plus accessible à tous. La traduction dans d’autres langues est une étape essentielle que j’espère réaliser à l’avenir. Ce sera formidable si cela se produit. J’aimerais beaucoup voir cela.
Extrait de la bande dessinée « Lucy la nécromancienne » de Damjan Mihailov, utilisée avec l’autorisation de l’auteur.
Traduction des vignettes :
– Tout d’abord comme ça !
– Ensuite, comme ceci !
– Et ensuite comme…
… !?
– C’est pour cela qu’on s’entraîne !
GV : De quelle manière pouvez-vous pénétrer le milieu de la bande dessinée en Macédoine du Nord ou dans les Balkans ? Les nouveaux et jeunes auteurs de bandes dessinées et de romans illustrés bénéficient-ils de la visibilité nécessaire pour que leurs histoires soient vues et lues ?
DM: Oh… this is a tough one. There are two groups of people: those who create comics and those who read them. Most of them connect through friends, Facebook, Instagram, and similar platforms. Macedonia has a very small comics scene without a dedicated space to unite creators and readers or to give them a sense of belonging and support. However, there are passionate individuals working hard to change that.
For example, this year, 2024, marked the second edition of the comic festival Strip Trip, which I hope will turn into a long standing tradition. Before this, there wasn’t much happening locally in the comic scene. There are a few festivals in neighboring countries, and most of our artists find solace there. The saddest part is that the government often supports the same organizations that contribute little to nothing to the community, and, unfortunately, this festival didn’t qualify for funding. Despite that, a few determined individuals made it happen. Through sheer sweat and hard work, they pulled it off. It was a success, and next year promises to be even better. I hope the government recognizes the growing thirst for events like this and decides to support us. Until that time comes, we’ll keep creating, and nobody can take that away from us.
DM : Oh ! c’est une question difficile. Il y a deux catégories de personnes : celles qui créent des bandes dessinées et celles qui les lisent. La plupart d’entre eux se connectent grâce à des amis, via Facebook, Instagram et autres plateformes similaires. La Macédoine dispose d’une très petite communauté spécialisée dans la bande dessinée, sans espace dédié permettant d’unir les créateurs et les lecteurs ou même de leur offrir un sentiment d’appartenance et de soutien. Cependant, des personnes passionnées œuvrent activement pour changer cette situation.
Ainsi, cette année, 2024, a marqué la deuxième édition du festival de bande dessinée Strip Trip [mk] qui, je l’espère, deviendra rapidement une véritable institution. Avant cela, il ne se passait pas grand-chose sur la scène locale de la bande dessinée. Il y a quelques festivals dans les pays voisins et la plupart de nos artistes y trouvent un peu de soutien. Malheureusement, le gouvernement subventionne souvent les mêmes organisations qui ne contribuent que peu ou pas du tout à la communauté et, hélas, ce festival ne remplissait pas les conditions requises pour bénéficier d’un financement. Néanmoins, une poignée d’individus motivés ont réussi à faire bouger les choses. À force de sueur et de travail, ils ont réussi. Ce fut un succès, et l’année prochaine promet d’être encore plus belle. J’espère que le gouvernement prendra conscience de la demande croissante d’événements comme celui-ci et qu’il décidera de nous soutenir. En attendant, nous poursuivrons notre travail de création, et personne ne pourra nous en priver.
Figurine de « Lucy la nécromancienne ». Photographie de Kiril Mihailov, utilisée avec l’autorisation de l’auteur.