Port-au-Prince, la prophétie inversée : retour sur un décret oublié et sur sa mise en œuvre par procuration
Une politique d’abandon maquillée en projet de reconstruction
Le 12 juillet 2010, six mois après le séisme dévastateur du 12 janvier, le président René Préval et son Premier ministre Jean-Max Bellerive signent un arrêté présidentiel visant à établir un Comité de facilitation pour la reconstruction du centre-ville de Port-au-Prince. Présenté comme une réponse institutionnelle aux décombres, ce décret prévoyait la création de multiples structures de coordination : comité consultatif, coordination technique, organes multisectoriels allant du cadastre à la police nationale. Officiellement, il s’agissait de jeter les bases d’un « réaménagement » du centre historique de la capitale, lourdement endommagé. Mais quinze ans plus tard, l’histoire semble révéler une tout autre lecture.
Le décret de l’évacuation : les prémisses d’un exode planifié
Par-delà ses aspects techniques, ce décret contenait un implicite : inciter, voire forcer, les habitants et commerçants à quitter le centre-ville. Des témoignages de l’époque rapportent les pressions exercées pour libérer certaines zones déclarées à « réaménager ». Pourtant, la résistance populaire avait, dans une large mesure, contrecarré ces velléités de déplacement. Le commerce informel, les petits entrepreneurs, les familles établies depuis des générations dans le cœur de Port-au-Prince, n’ont pas obtempéré. Le centre-ville restait un bastion d’activités, de résilience, de mémoire urbaine.
L’exécution différée : quand les gangs accomplissent le décret
Aujourd’hui, force est de constater que la zone a été vidée. Non par les autorités, mais par la violence organisée. Les gangs, que l’État n’a pas su ou voulu contenir, ont fini par accomplir ce que le décret n’avait pu imposer : le centre-ville est désormais désert. Les institutions publiques y ont fermé leurs portes. Les grands magasins ont baissé rideau. Les habitants ont fui. Comme le souligne ironiquement un chef de gang dans une vidéo largement partagée, « nou bay Pòtoprens jan yo mande l la » – nous avons remis la ville. La formule, provocante, reflète une réalité dérangeante : le vide urbain voulu par décret a été exécuté par les armes.
Une référence à 1927 : continuité ou résurgence autoritaire ?
Le décret de 2010 se réfère à un texte ancien, daté de 1927, adopté sous l’occupation américaine. Une filiation juridique problématique, puisque la Constitution de 1987 – et déjà celle de 1946 – avait abrogé de nombreux textes issus de périodes non démocratiques. Pourquoi René Préval, président élu, choisit-il d’ancrer sa réforme dans un décret colonial, et non dans la souveraineté constitutionnelle ? Cette référence anachronique trahit peut-être une vision autoritaire de l’aménagement du territoire, une volonté d’effacer des zones entières sans consultation réelle des citoyens concernés.
Préval, Bellerive, et la mémoire de la déconstruction
René Préval, artisan de la privatisation de plusieurs entreprises publiques emblématiques (la Téléco, la Minoterie, la Cimenterie d’Haïti), aura aussi été l’un des promoteurs silencieux d’un projet de déconstruction du tissu urbain populaire de la capitale. Quant à Jean-Max Bellerive, aujourd’hui résident à Santo Domingo, il incarne une certaine impunité technocratique. Ce binôme de la « reconstruction » post-séisme aura laissé derrière lui un vide administratif doublé d’un vide physique. L’ironie tragique de cette situation, c’est que la mise en œuvre du décret ne s’est pas faite par l’État, mais par des forces armées illégales, qui ont agi là où les institutions avaient échoué.
Le centre-ville comme miroir d’un État dissous
Le décret du 12 juillet 2010, relu aujourd’hui, n’est pas un simple acte administratif. Il est le symptôme d’un État qui planifie sans construire, qui légifère sans s’incarner, qui délègue sans contrôle. Loin d’avoir anticipé une reconstruction inclusive, ce texte annonçait, en filigrane, une logique d’évacuation, de désengagement, de transfert. Quinze ans plus tard, l’État haïtien n’a pas reconstruit. Il a cédé. Et ceux qui gouvernaient alors, installés désormais à l’étranger, assistent peut-être au spectacle de leur propre décret appliqué dans la violence. Non pas une politique de développement, mais une stratégie de disparition.
Décret présidentiel du 12 juillet 2010, signé par le président René Préval et le Premier ministre Jean-Max Bellerive
RÉPUBLIQUE D’HAÏTI
DÉCRET PRÉSIDENTIEL PORTANT SUR LA RECONSTRUCTION DU CENTRE-VILLE DE PORT-AU-PRINCE
Le Président de la République,
Vu la Constitution en ses articles pertinents ;
Vu le Décret du 20 juillet 2005 sur l’organisation de l’Administration Publique ;
Vu l’urgence de reconstruire le centre-ville de Port-au-Prince après le séisme du 12 janvier 2010 ;
Vu le décret du 6 août 1927 sur la planification urbaine de Port-au-Prince ;
ARRÊTE :
Article 1er.– Il est créé un Comité de facilitation chargé de coordonner les actions relatives à la rénovation et au réaménagement du centre-ville de Port-au-Prince.
Article 2.– Ce Comité a pour mission :
a) de proposer des stratégies de réaménagement du centre historique,
b) de coordonner les interventions institutionnelles,
c) de veiller à l’harmonisation des projets urbanistiques et de reconstruction,
d) de proposer les textes réglementaires ou juridiques nécessaires à la mise en œuvre du plan de reconstruction.
Article 3.– Le Comité de facilitation est composé de :
- Un Président ;
- Un Vice-Président ;
- Trois membres désignés par arrêté présidentiel ;
- Un représentant du Ministère de l’Économie et des Finances ;
- Un représentant du Ministère des Travaux Publics, Transports et Communications.
Article 4.– Le Comité se réunit à des dates périodiques fixées par ses membres ou sur demande du Président du Comité ou de deux (2) membres.
Article 5.– Auprès du Comité de facilitation, il est créé un Comité Consultatif composé d’un représentant des institutions suivantes :
a) la Direction Nationale de l’Eau Potable et de l’Assainissement (DINEPA) ;
b) l’Électricité d’État d’Haïti (EDH) ;
c) la Police Nationale d’Haïti (PNH) ;
d) le Centre National des Équipements (CNE) ;
e) le Service Métropolitain de Collecte de Résidus Solides (SMCRS) ;
f) l’Office National du Cadastre (ONACA) ;
g) la Direction Générale des Impôts (DGI) ;
h) l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN) ;
i) le Centre National d’Informations Géospatiales (CNIGS) ;
j) le Ministère du Tourisme ou toute autre entité équivalente.
Ce Comité soumet ses avis sur toutes les questions relatives à la réalisation des activités devant aboutir à la rénovation et au réaménagement du Centre-Ville de Port-au-Prince. Il se réunit sur la demande du Comité de facilitation.
Article 6.– La gestion des activités du Comité est assurée par un Coordonnateur Technique nommé par Arrêté du Président de la République, sur proposition du Ministre de l’Économie et des Finances, à partir des propositions soumises par le Comité de facilitation.
Article 7.– Le Coordonnateur Technique :
- Coordonne les activités du Comité,
- Assure l’harmonisation des actions avec les différents organes du Comité Consultatif,
- Fait le suivi des décisions prises par le Comité,
- Rend compte de l’avancement des projets,
- Transmet un rapport mensuel,
- Et remplit toutes autres fonctions que le Comité lui attribue.
Article 8.– Le présent Arrêté, qui entre immédiatement en vigueur, sera imprimé et exécuté à la diligence des Ministres de l’Économie et des Finances et des Travaux Publics, Transports et Communications, chacun en ce qui le concerne.
Donné au Palais National, à Port-au-Prince, le 12 juillet 2010, An 207e de l’Indépendance.
Le Président : René PRÉVAL
Le Premier Ministre : Jean Max BELLERIVE
Le Ministre de l’Économie et des Finances : Ronald BAUDIN
Le Ministre des Travaux Publics, Transports et Communications : Jacques GABRIEL
Le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique : Paul DENIS
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