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Relier les Comores à l’Asie Centrale: le geste littéraire et novateur de l’autrice comorienne Touhfat Mouhtare

today2025-09-02

Relier les Comores à l'Asie Centrale: le geste littéraire et novateur de l'autrice comorienne Touhfat Mouhtare
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Un héros ne s’arrête jamais en cours de quête pour changer ses protections hygiéniques

Initialement publié le Global Voices en Français

Capture d’écran de la chaîne YouTube Větrné Mlýny associée qufestival littéraire MAČ, avec Touhfat Mouhtare sur la gauche.

Dans les échanges entre l’Afrique et l’Asie, la littérature est rarement mentionnée comme un vecteur de découverte de l’autre. Pourtant, certains auteurs africains et asiatiques trouvent une part de leur inspiration dans les cultures, les traditions, les personnages, les événements historiques du continent opposé. Certains écrivent aussi sur la présence d’Africains en Asie et d’Asiatiques en Afrique, et les traductions littéraires se multiplient dans les deux sens.

Situé dans l’Océan Indien entre le Mozambique et Madagascar, l’archipel des Comores est un lieu privilégié de rencontres entre l’Afrique et l’Asie. La culture comorienne est rattachée à l’aire swahilie par la proximité linguistique et de nombreuses traditions en commun. De son côté, la culture persane a fortement marqué l’aire swahilie et est présente jusqu’à nos jours dans des domaines aussi divers que l’architecture, la nourriture, ou la religion.

Touhfat Mouhtare, photo de Wissat Daoud utilisée avec permission.

Touhfat Mouhtare est une autrice comorienne qui a vécu dans plusieurs pays d’Afrique australe avant de s’installer en France. Elle est l’autrice de quatre ouvrages : Âmes suspendues, Vert cru, Le feu du milieu, et tout récemment, Choses qui arrivent. 

Global Voices a réalisé une interview avec elle pour évoquer les ponts littéraires entre son pays et l’Asie Centrale. L’entretien s’est déroulé par e-mail après une rencontre en juillet lors du festival littéraire d’Europe centrale MAČ à Ostrava en République tchèque. 

Filip Noubel (FN) La culture comorienne est hybride par excellence: où et comment se rencontrent les éléments africains et asiatiques aux Comores?

Touhfat Mouhtare (TM): Des spécialistes mènent encore des études pour déterminer qui est arrivé avant. Le plus probable est que des boutres commerciaux en provenance de la Perse, de l’Inde et du Yémen ont accosté les îles à partir du 7eme siècle, et que leurs occupants ont rencontré les habitants déjà présents, organisés en clans, originaires du Mozambique ou du bassin du Congo. Plus tard, il se peut que le pouvoir ait été cédé à des sultans et que les îles soient devenues, avec Zanzibar, une plaque tournante de l’esclavage arabe.

Photo de 1906 représentant Kurmanjan Data (deuxième personne assise à gauche), photo de Wikipedia dans le domaine public

FN: Dans votre dernier livre, Le Feu du Milieu, vous faites référence à une héroïne historique kirguize, Kurmanjan Datka, – une femme indépendante et leader politique de la fin du 19e siècle – fait rare dans un roman francophone. Comment est venue cette rencontre transcontinentale?

TM: C’est ma passion pour l’astronomie à l’ère de l’âge d’or musulman qui m’a conduite à celle qu’on appelle la Reine des montagnes. Après avoir lu la biographie d’Ulugh Beg [sultan timouride du 14eme siècle, mort à Samarkand et connu pour avoir créé un catalogue astronomique] par Jean-Pierre Luminet, je me suis demandé où étaient les femmes de cette région. Le film sur Kurmanjan Datka, La reine des montagnes, qui relate le sacrifice de cette femme afin de préserver sa culture, m’a bouleversée.

Le film évoqué par Touhat Mouhtare est disponible sur YouTube avec des sous-titres en anglais:

FN:  L’Asie Centrale et les Comores sont relativement éloignées, pourtant vous trouvez de nombreux points communs entre ces deux parties du monde. En quoi l’Asie Centrale vous inspire dans votre écriture?

TM: L’influence de l‘Empire perse a disséminé, en effet, des mots dans les deux régions, mais aussi une certaine vision de la poésie, de la geste poétique et de la spiritualité. Je ressens une grande familiarité avec l’Asie Centrale, j’y retrouve comme une « version d’origine » de mes repères culturels personnels, dont je me sers comme matière première pour écrire.

FN: Le soufisme est une tradition spirituelle qui relie l’Asie à l’Afrique. Comment se manifeste cette pratique aux Comores? 

TM: Elle régit la pratique de l’islam, à travers des rituels dont nous ne connaissons pas toujours l’origine. Elle infuse les échanges, la manière de se saluer : on salue les aînés, par exemple, comme les disciples saluent leurs maîtres, en accueillant leur main au-dessus des deux siennes et en prononçant la formule de respect « kwezi ». Et même si certains courants tentent de la discréditer, elle est profondément ancrée dans la langue.

FN:  La place des femmes que vous avez observée en Asie centrale se démarque-t-elle de celles des femmes aux Comores? 
TM: Je parlerais d’action des femmes plutôt que de place, puisque la notion de place renvoie à celle qu’on veut bien nous laisser, tandis que l’action dépasse cette assignation. L’action des femmes aux Comores et dans les pays d’Asie centrale que j’ai visités dans le cadre de mes recherches (Ouzbékistan, Turquie) semble converger vers une tendance séculaire : trouver, dans les espaces dans lesquels sont souvent confinées les femmes, des moyens d’expression, des manières de se moquer de l’ordre établi pour en reprendre un peu le pouvoir, et des bulles de liberté, bien que fragile mais bien présentes, en vivant dans les grandes villes. Les femmes de Tachkent, dans la variété des expériences personnelles, professionnelles et familiales qu’elles vivent, me font beaucoup penser aux femmes comoriennes. Et même si la place de l’épouse n’est pas aussi autonome en Ouzbékistan qu’aux Comores, par exemple, les récits tournent tous autour de l’acharnement masculin à ne pas lâcher certains privilèges, et de l’obstination féminine à exister. Entre les deux, les genres dits « fluides » semblent se faufiler avec la même discrétion d’un côté comme de l’autre…
FN: Dans Le Feu du Milieu, les deux personnages principaux sont deux jeunes femmes qui traversent divers mondes. En quoi la narration au féminin permet d’explorer un autre potentiel du roman?
TM: Il y a dans les romans d’aventure des éléments complètement absents, et pourtant bien présents dans une vie de femme : le cycle menstruel, par exemple, l’héritage émotionnel d’une lignée de femmes, la matrilinéarité. Écrire du point de vue du féminin permet, à mon sens, d’insérer une réalité qui, avec le temps, a fini par devenir invisible par nature. Un héros ne s’arrête jamais en cours de quête pour changer ses protections hygiéniques ou laisser passer une crampe abdominale, par exemple, ce qui est indispensable pour une héroïne. Le corps est très peu souvent une contrainte en soi, sans intervention extérieure. Or du point de vue féminin, le corps est lui-même un personnage par défaut, avec lequel il faut composer ; le regard qui est constamment porté sur lui finit également par en faire partie. L’ardeur de la tâche est ensuite d’arriver à transcender le sentiment d’une injustice millénaire à cet égard pour produire quelque chose de vrai.

Pour en savoir plus, cette vidéo du festival MAČ bilingue, en français et en tchèque, donne la parole à Touhfat Mouhtare:

Écrit par: Viewcom04

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