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Haïti : Entre l’amnésie historique, la manipulation idéologique et le sous-développement

today2025-08-08

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Par Desroses Bleck Dieuseul 

« La conscience historique est le premier moteur de la dignité d’un peuple » soutient Cheikh Anta Diop, figure emblématique de l’histoire décoloniale et de l’anthropologie culturelle africaine. Dans son réquisitoire décolonial, il dénonce la manière dont les historiens occidentaux ont systématiquement nié sinon gommé les apports de l’Afrique noire à la civilisation humaine. Pour lui, l’histoire constitue la mémoire collective d’une formation sociale, la marque identitaire d’un peuple, le socle sur lequel s’édifie son identité. Elle forge sa conscience politique. Cependant, il y a beaucoup de peuples qui, par ignorance ou manipulation, sont déconnectés de leur propre histoire. Haïti en est une parfaite illustration. 

Chez nous, l’enseignement de l’histoire est souvent réduit à des faits glorifiés sans analyse critique. Les curriculums sont souvent inspirés de modèles occidentaux particulièrement ceux de la France et du Canada francophone et mal adaptés aux réalités socio-anthropologiques et ethnologiques haïtiennes. Beaucoup d’enseignants n’ont pas la formation adéquate en didactique de l’histoire. Ces derniers privilégient l’approche évènementielle axée sur la mémoire des faits sans esprit critique. Certains gouvernements, groupes politiques ou classes sociales dominantes exploitent souvent l’histoire à des fins de propagande, en occultant des vérités jugées dérangeantes pour leurs intérêts. 

La méconnaissance sinon la falsification de l’histoire n’est pas sans conséquences sur le destin du pays. Elle fragilise ses fondements aussi bien sur le plan identitaire que sur le plan politique et économique. Dans le cadre de cet article, je me propose d’analyser comment l’amnésie historique pourrait affecter la cohésion sociale, tout en exposant les risques de manipulation et de dépendance qu’elle pourrait entrainer.

La connaissance de l’histoire permet à un peuple de préserver son identité culturelle et de transmettre des valeurs fondamentales aux générations futures. Cela permet de créer un fort sentiment d’appartenance, la base d’une personnalité équilibrée et authentique. Or, lorsque cette mémoire collective est absente ou occultée , on assiste à une véritable aliénation culturelle: les repères traditionnels s’effacent au profit de modèles culturels imposés par des étrangers, souvent perçus comme supérieurs. La langue, les coutumes, les croyances et les héros nationaux deviennent alors secondaires, voire oubliés ou falsifiés.

La connaissance de l’histoire favorise la cohésion sociale, unit une communauté autour des valeurs partagées. Sans des repères historiques communs, les membres d’une société ne partageront non plus les mêmes références. Ce qui pourrait occasionner des divisions ethniques, sociales ou régionales. Le noirisme, théorisé par des penseurs comme Antênor Firmin et le Dr Jean Price-Mars sur la base des références scientifiques, a été récupéré par des figures politiques dont le Dr François Duvalier. Il s’est basé sur cette doctrine pour renforcer le ressentiment des masses noires contre l’élite mulâtre tout en attisant la haine contre les Mulâtres qu’il présentait comme des traîtres à la nation.

Dans le cas la jeunesse contemporaine, déconnectée de son patrimoine historique et culturel, se retrouve sans repères, sans modèles inspirants issus du passé glorieux. C’est en ce sens qu’Aimé Césaire souligne : « Il n’est point de peuple sans mémoire, point de peuple sans histoire. »

Le cas d’Haïti est pathétique. Dans l’esprit du jeune écolier haïtien, seuls les penseurs occidentaux particulièrement Platon ont émis des idées pour la gestion de la cité. Demesvar Delorme, Louis Joseph Janvier, Antênor Firmin, Jean Price-Mars et Leslie Manigat ne sauraient être considérés comme des penseurs politiques. La raison est alors simple : les Occidentaux ne les considèrent pas comme tels. Donc, ils ne le sont pas. Leurs noms ne figurent pas dans les manuels scolaires de la France ou du Canada francophone. Les idées de ces derniers ne sont pas suffisamment pertinentes pour être enseignées à la jeunesse haïtienne soutiennent les défenseurs de l’école coloniale. Cependant, celles de Rabelais et de Montaigne sont mises à l’honneur. Loin d’être partisan d’un repli sur soi ou d’un ethnocentrisme identitaire révolu, je suis plutôt pour la double conscience c’est -à-dire la capacité de se voir comme un héritier d’une histoire spécifique, tout en se reconnaissant membre d’une humanité plurielle,  solidaire et diverse.  Une telle digression n’était pas importance. Elle vise à dégager la colonialité de la question. Je reviens immédiatement au problème de l’enseignement de l’histoire. 

En  Haïti, l’enseignement de l’histoire est bâclé. Les manuels ne sont pas adaptés. Sur le problème d’incohérence dans l’agencement du programme vient se greffer celui de la formation des enseignants n’ont pas toujours les compétences requises. Rares sont ceux qui ont étudié cette discipline dont ils ont la charge d’enseigner. 

Au lieu d’enseigner l’histoire (science historique), ils racontent des histoires (blagues) aux apprenants. Plutôt que de se servir des approches approches critique et réflexive, interactive et numérique et/ou étude de cas pour mieux asseoir leur enseignement, la plupart des enseignants bossant parfois dans les établissements scolaires les plus prestigieux de la République, et malgré la généralisation de l’Approche par compétence (APC) dans le cadre du secondaire rénové, se plaisent à remplir les tableaux de notes, s’accrochent à la méthode traditionnelle consistant à déballer des discours magistraux souvent à effets de style ratés. L’apprenant reste alors passif sans être outillé pour la remise en question des biais idéologiques et politiques dans le récit des faits. 

Cette passivité fera de lui plus tard un citoyen soumis inapte à participer dans la construction du débat démocratique. Son indifférence ou son désintérêt ouvre la voie à des leaders populistes (démagogues) ou autoritaires qui peuvent restreindre les libertés publiques sans opposition populaire. En témoigne l’attitude des dirigeants de l’État en Haïti vis-à-vis des deniers publics et le silence des citoyens. En Haïti, la passivité des citoyens devient une forme de « complicité silencieuse » face aux dérives des autorités.

 L’on doit, par ailleurs, admettre que l’ignorance du passé offre un terrain fertile à la manipulation idéologique. Les classes dominantes ou les puissances étrangères, peuvent alors imposer une version falsifiée de l’histoire, justifiant des systèmes d’oppression, qu’il s’agisse de colonisation, de dictature ou de domination socio-économique. En témoigne l’attitude de François Duvalier entre 1957 et 1971.Il s’est auto-proclamé l’héritier direct de Dessalines, fondateur de la patrie haïtienne tout en occultant le rôle joué par les mulâtres dans la geste de 1804. L’historien Michel-Rolph Trouillot, dans Silencing the Past (1995), montre comment les régimes autoritaires manipulent les silences historiques pour légitimer leur pouvoir. Frantz Fanon le rappelait avec force : « Un peuple sans mémoire historique est un peuple sans avenir. » La perte de la mémoire conduit inévitablement à la répétition des erreurs du passé, car un peuple incapable de comprendre ses luttes et ses défaites est condamné à retomber dans les mêmes pièges.

L’école haïtienne, au lieu de favoriser l’appropriation des outils scientifiques par la jeunesse pour appréhender les faits historiques, ne fait que renforcer son complexe d’infériorité par rapport à l’étranger, élargir le clivage de couleur et de classes et l’aliénation culturelle. En général, nos jeunes laissent l’école classique avec peu connaissances historiques lorsqu’ils n’en sont pas totalement dépourvues. Jusqu’à très récemment, les bacheliers haïtiens en classe de philosophie ne maitrisent-en deçà des attentes-que les 40 années qui ont suivi l’indépendance. La deuxième moitié du XIXe siècle et le XXe siècle étaient  totalement méconnus aussi bien par les élèves que par les enseignants. Il y a moins d’une décennie qu’on commence-dans le cadre de la réforme des curriculums- à enseigner ces deux tranches d’histoire. Encore selon les mêmes méthodes traditionnelles avec tous défis du système : élèves sans manuels ni motivation, établissements scolaires sans bibliothèques ni cafeterias, professeurs sans qualifications ni compétences, salaire-horaire misérable par rapport au coût de la vie, infrastructures scolaires inadaptées etc. 

Ce problème constitue un véritable frein au développement autonome de l’Haïtien qui reste toujours dans l’attentisme. Il attend les solutions des problèmes nationaux de l’extérieur. Le manque de connaissance sur les fondements de  l’organisation sociale et économique traditionnelle du pays porte les gouvernants à adopter des modèles exotiques souvent inadaptés à la réalité socio-anthropologique et ethnologique haïtienne. Autrement dit, ils mettent  en place des politiques publiques inadaptées aux besoins réels de la population. Cela favorise la dépendance économique et la perte de souveraineté, avec des conséquences durables sur le développement national. En clair, le manque de conscience historique empêche de comprendre les racines des inégalités sociales et des injustices structurelles. À ce sujet, Benoit Joachin affirme que ‘’ le sous-développement d’Haïti est d’abord le résultat de structures politiques, économiques et sociales héritées de la colonisation esclavagiste et aggravées par une élite déconnectée des masses populaires, perpétuant un modèle de dépendance et d’exclusion ‘’.

 Dans le Gouverneur de la Rosée, Jacques Roumain rappelle, par ailleurs, le rôle que pourrait jouer le ‘’ konbitisme ‘’ dans le développement national dans le cadre de l’unité nationale. Pour le romancier de l’École indigéniste, le sous-développement d’Haïti est d’abord le résultat de la division, de la méconnaissance de la solidarité collective et de l’oubli des valeurs paysannes ; seule l’unité du peuple et la reconquête de la terre peuvent permettre la renaissance du pays. De tout ce qui précède, il en découle qu’un peuple qui ne connait pas son histoire court un grand risque. C’est une des plus grandes menaces pour son identité, sa liberté et son développement. Cela ouvre la voie à la manipulation, affaiblit sa conscience collective et perpétue ses erreurs du passé. « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter », lançait George Santayana. Ainsi, apprendre à connaitre son histoire, la valoriser et la transmettre devient un devoir vital pour toute formation sociale soucieuse de son avenir. Comme le disait Marcus Garvey: « Un peuple sans connaissance de son passé, de son origine et de sa culture est comme un arbre sans racines ». Et cette carence est souvent exploitée par les démagogues et les populistes à des fins politiciennes. Benoit Breville semble avoir conforté les manipulateurs en disant que : « la mémoire collective est une construction qui varie au gré des époques, des rapports de forces, des intérêts du moment »

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