Arts et Culture

La magie du voyage : trois écrivaines ukrainiennes dans les années 1930

today2025-07-28

La magie du voyage : trois écrivaines ukrainiennes dans les années 1930
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Les carnets de voyage ont forgé l’émancipation des femmes

Initialement publié le Global Voices en Français

Portrait de Daria Vikonska.

Portrait de Daria Vikonska. Capture d’écran de la chaîne YouTube Запорожская ОУНБ. Utilisation conforme au « Fair use ».

Par Julia Stakhivska

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages Web en français.]

Ce récit fait partie d’un ensemble d’essais écrits par des artistes ukrainiens intitulés : « La culture retrouvée : les voix ukrainiennes mettent en avant la culture ukrainienne ». Cette série est réalisée en collaboration avec l’association Folokowisko/Rozstaje.art [pl], grâce au cofinancement des gouvernements tchèque, hongrois, polonais et slovaque et à une subvention des Fonds Internationaux Visegrad. Son objectif est de mettre en avant des idées pour améliorer la durabilité de la coopération régionale en Europe centrale. Sa traduction depuis l’ukrainien vers l’anglais a été faite par Iryna Tiper et Filip Noubel.

« Simplement partir loin et voir si il y a encore des îles paradisiaques dans le monde ». C’est ainsi que l’autrice Sophie Jablonska décrivait son désir de voyage dans un entretien avec le magazine ukrainien de Lviv Nazustrich en 1935. Les carnets de voyage de Sophie Jablonska, Daria Vikonska et Olena Kysilevska ont forgé l’émancipation féminine et la littérature en Ukraine occidentale, appartenant encore à la Pologne à l’époque.

Sophie Jablonska, une femme avec une caméra

Cette femme ukrainienne a voyagé tout autour du monde avec une caméra et a écrit des carnets de voyage sur le Maroc, l’Asie de l’Est, l’Australie et l’Océanie. Si elle était encore vivante aujourd’hui, elle aurait probablement des millions de followers sur les réseaux sociaux. Mais il y a un siècle, une femme voyageuse était bien plus atypique.

La voyageuse Sophie Jablonska peinte par l'artiste Tanya Kornienko. Capture d'écran tirée de sa chaîne YouTube Tanya.

La voyageuse Sophie Jablonska peinte par l’artiste Tanya Kornienko. Capture d’écran tirée de sa chaîne YouTube Tanya.

Sophie Jablonska est née le 15 mai 1907 près de Lviv d’un père pope. Elle étudia au séminaire pour les enseignants et s’inscrivit à des cours de théâtre et de comptabilité pour femmes. Son rêve de devenir actrice de cinéma l’amènera à Paris en 1927, où elle étudia les techniques de la photographie et du cinéma documentaire. Quelques années plus tard, elle rédige le livre « Charme du Maroc » (1932) : une histoire sur l’exotisme dans laquelle elle décrit la vie de tous les jours, les cracheurs de feu, les mangeurs de vipères, les harems, les parties d’échecs avec un caïd local, les expéditions vers la terre des Berbères et l’«Européanisation », quand elle se moque des touristes qui font plus confiance à des guides écrits qu’à leurs propres yeux.

Dans ses écrits, Sophie Jablonska est enchantée et enchante à son tour : « En ayant atteint les limites de l’oasis et en regardant depuis l’ombre du dernier palmier le Sahara baigné par le soleil ardent, on ressent la même joie que lorsqu’on regarde un blizzard violent d’hiver par la fenêtre d’une chambre où il fait chaud.»

En décembre 1931, Sophie Jablonska signe un contrat pour réaliser des documentaires et part pour un voyage autour du monde. À Port-Saïd, elle se retrouve entourée d’enfants voulant absolument être filmés. À Djibouti, elle fut surprise d’attraper un coup de soleil. À Ceylan, elle parle aux arbres. Au Laos, elle chasse un tigre. Au Cambodge, elle réfléchit au bouddhisme et attrappe la malaria. En Thaïlande, elle fuit les avances d’un prince. En Malaisie, elle est prise en charge par un guérisseur. À Bali, elle participe à des rituels et chasse un requin. Sur l’île de Bora-Bora, on lui donne le gai prénom Teura, « la plume rouge des rois », et à Tahiti, le lieu qu’elle convoitait tant dans sa recherche d’îles paradisiaques, elle écoute les révélations de la Reine Marau Ta’aroa : « La destinée de Tahiti est de mourir. Nos astrologues nous ont prédit cette fin depuis bien longtemps. […] Et il ne faut pas avoir pitié de nous. Nous sommes peut-être toujours les personnes les plus heureuses sur Terre. Nous avons le soleil, la chaleur, nos jardins pleins de légumes, la mer pleine de poissons et nos âmes insouciantes ! »

En 1939, Sophie Jablonska quitte définitivement sa terre natale et part en Chine, où elle rencontre son mari, l’homme d’affaires français Jean-Marie Oudin. Ensemble, ils ont trois fils. Le plus jeune, Jacques-Mirko Oudin, devint politicien. Sophie Jablonska a achevé  son voyage sur Terre de façon symbolique « sur la route » dans un accident de voiture, le 4 février 1971, alors qu’elle amenait le manuscrit d’un nouveau livre à sa maison d’édition. Elle est enterrée sur l’île de Noirmoutier, en France.

Daria Vikonska, une princesse dans une tour pleine de livres

Daria Vikonska est le pseudonyme de Joanna Karolina Mayer-Fedorovitch, connue sous le nom de Malytska une fois mariée. Elle est issue d’une ancienne famille princière connue depuis l’époque médiévale de la Rus’ de Kiev. Elle était liée à la famille tchéco-polonaise Naglik-Lozy de Lozenav. Elle vit le jour le 17 février 1893 en Allemagne. Son père, Volodyslav Fedorovych, était un propriétaire foncier, mécène et ambassadeur auprès du parlement autrichien. Sa mère, Zdenka Elisabeth Mayer von Winthod, morte à la suite de la naissance de sa fille, était actrice.

Daria Vikonska passa son enfance et sa jeunesse en Europe de l’Ouest : jusqu’à ses 20 ans, elle ne parlait aucune langue slave. Elle apprit l’ukrainien et le polonais dans une demeure du village de Vikno (d’où son pseudonyme), où elle tomba amoureuse de son professeur de philologie originaire de Ternopil, Mykola Maytskyi, et l’épousa contre la volonté de sa famille. Pour avoir défié son père en épousant quelqu’un d’un statut social inférieur, elle perdit la plus grande partie de son héritage, à l’exception d’une propriété dans le village de Shlyakhtyntsi, où Daria écrira et trouvera la paix parmi les plantes qu’elle aimait tellement, comme c’était la mode durant la période du mouvement Art Nouveau.

Avec sa culture littéraire héritée de sa famille, sa bonne éducation et son érudition, Vikonska se consacra à des activités intellectuelles. Elle fut probablement la première personne d’Ukraine à parler de James Joyce, en écrivant un essai en 1934 intitulé : « James Joyce : Le secret de son visage artistique » [en]. Ses ouvrages non-fictionnels sur le voyage contiennent des descriptions de la France, de la Finlande, et de l’Autriche. Daria Vikonska se lie principalement à la ville de Venise et à sa beauté soignée, qu’elle capture avec son style impressionniste, en posant des réflexions sur le destin touristique de la ville, dans le récit « Extrait d’une lettre » :

Une rébellion prend place dans votre esprit contre cette admiration complaisante pour une chose déjà usée, déchue depuis longtemps, et profanée par d’innombrables touristes, comme si l’on mettait à contrecœur une belle robe de seconde main, déjà portée par quelqu’un d’autre… Mais vous ne savez un secret que je connais : seul le nom de Venise est profané. Venise en elle-même n’a pas perdu une seule étincelle de sa beauté étrange sous les regards insolents de visiteurs toujours nouveaux.

Daria Vikonska connaissait bien la ville, elle participait à de nombreux événements, et écrivait des critiques sur la Biennale. En 1932, après avoir visité les expositions des Giardini [en], elle n’accepta pas, en tant que véritable décadente, les tendances futuristes. Elle comprenait mieux les pratiques politiques de droite ; elle était en effet proche des cercles nationalistes, comme le magazine Vistnik.

Ses croquis ressemblent à une petite chambre dans une vieille bâtisse, baignée d’une lumière douce et chaude. Elle s’assoit à la fenêtre au milieu d’un affreux hiver , papillon (l’image d’une de ses histoires) « coupé du monde qui m’intéresse par-dessus tout : le monde de l’élite intellectuelle. »

Son destin fut tragique. Suite à la première occupation soviétique, les propriétés de sa famille furent confisquées. En 1939, quand l’URSS s’empara finalement de ces territoires, son mari fut envoyé dans des camps en tant que “exploiteur” et y mourut. Pendant la seconde guerre mondiale, Daria partit à Vienne, où, le 25 octobre 1945, des membres du SMERSH, l’unité de contre-espionnage soviétique qui menait des répressions contre les ennemis réels ou potentiels du gouvernement soviétique, vinrent l’arrêter. Daria Vikonska sauta par la fenêtre pour leur échapper et mourut.

Olena Kysilevska, chercheuse de terre native

Photo d'Olena Kysilevska. Capture d'écran tirée de la chaîne YouTube Приватне підприємство Телерадіокомпанія НТК. Utilisation conforme au « Fair use ».

Photo d’Olena Kysilevska. Capture d’écran tirée de la chaîne YouTube Приватне підприємство Телерадіокомпанія НТК. Utilisation conforme au « Fair use ».

Il est important de souligner que Olena Kysilevska, bien plus  âgée, était amie avec Sophie Jablonska et Daria Vikonska. En 1935, Kysilevska rendit visite à Sophie Jablonska à Krynytsia et enregistra une interview avec elle. À cette époque, les deux femmes avaient déjà publié des livres sur leurs voyages en Afrique. Olena Kysilevska était aussi une grande adepte du voyage en solo, qu’elle voyait comme une mission d’illumination et d’émancipation.

Olena Kysilevska est née le 24 mars 1869, dans la ville de Monastyryska dans la région de Ternopil, et est, elle-aussi, issue d’une famille de popes. Elle étudia dans la ville de Stanislaviv (aujourd’hui Ivano-Frankivsk) et rejoignit le mouvement local des femmes dont elle devint l’une des meneuses.

Plus tard, elle s’installa à Kolomyia, publia le magazine Le destin des femmes, et devint sénatrice au Sénat polonais pour le parti modéré Alliance démocratique nationale ukrainienne. Elle écrivit des récits, des articles et son premier reportage artistique fut consacré à la Suisse en 1934. Elle aimait particulièrement la mer et les paysages côtiers, que l’on retrouve beaucoup dans ses carnets de voyages sur le Maroc, les Îles Canaries, la Mer noire et dans ses impressions d’Odessa, de Yalta, de Monaco, de Nice, de Venise et de San Remo.

Mais sa recherche sur la Polésie, une terre mystérieuse et abandonnée au croisement des frontières de l’Ukraine actuelle, de la Pologne, de la Biélorussie et de la Russie, qu’elle avait visité en 1934, fut vraiment singulière. « Un pays secret et ses habitants, que l’on dirait fermé à triple tour » a-t-elle écrit dans son livre Sur la terre native, la Polésie  en 1935, un livre racontant son voyage dans cette contrée de forêts et de marécages, de sables gris et de grandes huttes en bois, de cours d’eau où poussent des lys jaunes sur la rive, de croyances et modes de vie antiques.

Dans cet archipel de hameaux au beau milieu des marécages apparus sur le lieu de fonte d’un ancien glacier, où une pierre disparaît dans les profondeurs infinies des lacs anciens au bout de la plus longue corde, tout est incertain : « C’est une région de la taille de la Belgique, avec une superficie d’environ 100 000 kilomètres carrés. La moitié se trouve en Pologne, l’autre en Grande Ukraine, s’étendant jusqu’à Lviv. […] C’est la région la moins peuplée de Pologne, si peu accessible en raison des marécages que, quelques temps avant la Seconde guerre mondiale, les autorités russes y trouvaient encore des endroits inconnus pour eux, et des personnes non recensées. »

Elle visita des endroits comme Kamin-Kashirsky, Bereza Kartuzkan, Dorohochyn, des villages et des fermes, elle voyagea le long d’une voie ferrée étroite, navigua le long du Canal Oginsky, un cours d’eau creusé entre 1767 et 1783, et photographia la fête de l’eau Polishchuk qui se tient à Pinsk sur des bateaux. En tant que voyageuse, elle perçoit les besoins et la vie difficile des habitants, et recherche un exotisme originel et authentique.

En 1944, Olena Kysilevska part pour l’Allemagne, et en 1948, elle migre aux États-Unis, où elle préside la Fédération mondiale des associations pour les femmes ukrainiennes [en], écrit des histoires et ses mémoires. Elle vivra aussi au Canada, où elle sera enterrée le 29 mars 1965.

Sophie Jablonska, Daria Vikonska et Olena Kysilevska avaient la liberté de créer, de géographier, de leurs choix de vie et de voyager seules. Elle sont inconnues pour certains aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas il y a une centaine d’années. Ces femmes sont parties pour un voyage sans retour, et la littérature est devenue leur maison. Même si elles ne s’y attendaient pas, elles ont tout simplement maîtrisé l’art d’explorer le monde.

Écrit par: Viewcom04

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