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Quatorzième extrait du roman de Robert Lodimus ‘La mort pour la vie ou mourir pour vivre’

today2025-06-25

Quatorzième extrait du roman de Robert Lodimus ‘La mort pour la vie ou mourir pour vivre’
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(Première partie)

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Chapitre XIV

LE MASSACRE

« Il suffit d’un grand homme pour mener une nation ou une époque… Le peuple haïtien est le fils ainé de la race noire, Il doit lui servir de modèle et d’initiateur. Il est exemple, il doit être espoir. »

                                                 (Louis Joseph Janvier)

     C’était le lendemain de la journée commémorative de la Fête-Dieu, appelée aussi « corpus Christi » par l’Église catholique, en reconnaissance de la compassion sacrificielle  de Jésus-Christ pour affranchir l’humanité de l’emprise des divinités infernales. Cette solennité religieuse, célébrée par le Saint Siège, émergeait une seule fois au cours de l’année, précisément au mois de juin, 60 jours après Pâques, pour s’évaporer le soir dans une confusion d’aliénation, conforme à la religiosité labyrinthique. Instituée en 1246 dans la cité de Liège, elle fut aussi appelée la « Fête du Corps et du Sang du Christ ». La tradition commandait aux croyants – sous peine de s’attirer les foudres du ciel – de prendre part massivement au défilé processionnel, qui, à la période concernée, était conduit par Monseigneur Bernard Dubois assisté des autres membres du clergé. Ainsi, les paroissiens pouvaient extérioriser leur gratitude, témoigner leur fidélité, renouveler leurs sentiments de loyauté et remplir leurs devoirs de chrétienté à l’égard du Rédempteur,  Celui que l’apôtre Jean, dans le livre de l’Apocalypse, dénomma le Roi des rois. Ce culte populaire, ne fallait-il pas le souligner, qui était encore juché sur les socles des vestiges nauséeux de l’esclavagisme et du colonialisme occidental, avait réussi tant bien que mal à sauver son trône de domination et d’aliénation en Afrique et en Amérique, malgré les grandes époques de bouleversements sociohistoriques. Heureusement que Michel de Montaigne l’avait reconnu : « L’ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance.» Et c’est bien manifeste. Si le pays de Guy Du Faur de Pibrac vit naître en 1664 une bergère, Germaine Cousin, canonisée par le Vatican en 1854, La Roche ne désespérait pas de regraver ses exploits héroïques dans le marbre de l’historiographie planétaire. 

    Les portes des baraques s’écarquillèrent dans le brouillard de l’aube finissante. À certains endroits du village, les feux de bois chauffaient déjà  les marmites noircies, pour faire bouillir le café qui conservait sa couleur d’encre de Chine. L’odeur caramélisée de la boisson flattait les narines de la nature qui commençait à entrebâiller les yeux. L’herbe fine et les feuilles vertes ou mûries, couvertes de rosée matinale, s’inclinaient au passage de la bise qui cheminait avec le printemps déjà agonisant. Le coq chanta trois fois, comme dans la légende sacrée. Hélios promenait son char de feu à travers un ciel chargé de signes prémonitoires.  

    Les reîtres du Nord, au nombre de treize, accompagnés du père Raphaël Moreau et de deux autres religieux, de vingt-trois militaires indigènes, dont un officier et deux sous-officiers, tous des sacripants armés de fusils winchester, de pistolets automatiques de calibre 38 et de baïonnettes, pénétra sur les terres de La Roche, à l’heure où le soleil au regard bilieux s’apprêtait à étendre ses  premiers rayons sur le paysage angoissé, effaré, abasourdi. La peur crispait l’horizon. Le chef de section Orilas Fortilus marchait en tête du peloton qui se déplaçait à la manière d’une colonie de félidés affamés, à la recherche des proies grégaires, vulnérables et inoffensives. Les jappements nerveux de « Liberté », le chien docile et malléable, qui avait remplacé Pauline auprès d’Espérandieu frappé de cécité, sonna le tocsin. Des silhouettes humaines, encore engourdies par le sommeil, surgissaient dans l’entrebâillement des portes. À cette heure, les hommes du village, ceux-là qui furent en mesure de le faire, étaient déjà éparpillés dans la forêt et poursuivaient leurs activités coutumières. Certains abattaient les arbres dans la montagne pour fabriquer du charbon de bois pour la cuisson. D’autres, par contre, concassaient des pierres qu’ils chargèrent sur des ânes et des mulets pour les transborder ensuite sur les camions à benne basculante, qui attendaient de l’autre côté du ravin asséché. Cet endroit traçait historiquement une ligne de démarcation entre la citadinité et la ruralité. C’est là aussi que les aléas du mépris avaient choisi de juxtaposer les terrassements qui menèrent à la métropole et les sentes qui conduisirent à ces villages primitifs, placés sous le commandement d’Orilas Fortilus, le vilain chef de section, dévoué corps et âme à la gendarmerie répressive fondée par les États-Unis pendant la période de l’occupation du territoire. Orilas Fortilus n’était ni plus ni moins qu’un aigrefin de la pire espèce. Il volait le bétail des paysans et spoliait leurs terres. Sans le moindre ajout, on ne lui comptait pas loin d’une trentaine de concubines et d’une soixantaine de rejetons à travers la vallée. Le boucher de la campagne avait réservé le sort d’Ourias le Hittite, l’époux de Bethsabée, à certains petits agriculteurs et éleveurs, dont il convoitait les filles adolescentes ou les femmes-jardin, dans le sens de Rémy Bastien, Le paysan haïtien et sa famille, mais non de René Depestre, Alléluia pour une femme-jardin. Orilas Fortilus, le molosse, mordait en traitre. Le Conzé [27]  écervelé, avait donc décidé de se désallier de ses paires pour protéger et servir les valets dominants et leurs maîtres.

      Pierrélus souffla dans le lambi pour alerter les « campesinos [28]» dispersés dans la futaie. On les voyait arriver de tous bords, vêtus de leurs loques quotidiennes de galère. Ils dévalaient la colline avec leurs machettes, leurs houes, leurs serpettes, leurs haches, pour se retrouver finalement en face des individus louches, guidés par Orilas Fontilus et ses deux adjoints, Origène Prédélus et Telfort Méridieu. D’ailleurs, ce fut le chef de section qui commença à haranguer  la bande :

    – Comme vous pouvez le constater, il y a des autorités importantes et des « grands Blancs » qui sont venus vous parler aujourd’hui au sujet de l’endroit où vous avez décidé, sans autorisation, de reconstruire La Roche. Le président a besoin de cet espace stratégique pour réaliser des travaux qui seront utiles au pays. Le commandant Nestor Gracia m’a demandé de les accompagner. C’est lui qui va vous expliquer le plan de l’État pour la région.

     L’officier souffrait visiblement de la séborrhée. Sa peau paraissait graisseuse et épaisse. Il arborait des lunettes de soleil foncées qui révélaient encore plus sa tête de tortionnaire… On pouvait voir à peine ses yeux rouges – probablement étampés de malveillance – qui roulaient dans les cavités orbitaires. Comme un coq de basse-cour dressé sur ses ergots, le commandant Nestor Gracia haussa les talons de ses bottes couvertes de poussière collante, s’éclaircit la voix, balaya le groupe de son regard méprisant et arrogant, et annonça :

     – Merci Orilas…! Mesdames, Messieurs, je suis le commandant Nestor Gracia. Je suis chargé de vous transmettre le message du président de la république. Les étrangers qui nous accompagnent aujourd’hui sont des citoyens respectables venus des États-Unis d’Amérique. L’État leur a cédé l’endroit dans lequel vous vivez. Les « Américains » ont de grands projets pour la région. La vie va changer à La Roche. Il y aura du travail pour tout le monde. Vous serez bien payés. J’ai reçu les instructions de mes supérieurs en ce sens, comme quoi de vous dire que le gouvernement vous accorde deux semaines pour ramasser vos affaires et pour déguerpir. Vous disposez donc d’un délai raisonnable de quinze jours pour l’évacuation. Vous devez immédiatement trouver un autre lieu pour camper provisoirement, en attendant que les autorités puissent vous reloger décemment et définitivement. Ce sont les « Blancs » qui ont découvert ce pays; les terres leur appartiennent. Nos ancêtres sont venus d’Afrique pour travailler avec les Européens qui, en quelque sorte, les ont civilisés. C’est en Afrique que nous avons des droits, pas dans les Caraïbes! Vous avez quinze jours pour débarrasser le plancher, sinon c’est la prison qui deviendra votre nouvelle demeure. Aucun acte de révolte, aucun geste de rébellion ne sera toléré. C’est le commandant Nestor Gracia qui a parlé.

     Le révérend pasteur Joanel, le dos légèrement arqué – pareil au bossu de Carlo Lizzani – penché sur sa canne de marche, alla se poster en face du militaire condescendant. Les lèvres du vieillard ne connaissaient point de peur, le ton de sa voix conservait son calme et sa fermeté. Il parla avec l’index de sa main droite levé vers le haut. Le houngan Oracius fit quelques pas et vint se placer à côté de lui. Oracius n’avait pas, lui non plus, échappé à l’intransigeance du temps qui poursuivait son œuvre impitoyable sur ses joues déjà creusées et  sur son corps froissé à la manière d’un linge mouillé, séché au soleil. Dans un certain sens, n’étaient-ils pas tous des miraculés d’Asclépios? Après l’ouragan dévastateur, ces misérables avaient réussi hardiment, tellement quellement, à s’offrir la chance de continuer à observer les astres du jour et de la nuit dans la voûte azurée, même si ce ne fut qu’à travers un voile de sombrosité. La vie avait repris petit à petit son envol, comme un calao aux ailes blessées. La reconstruction de La Roche leur avait fait suer sang et eau, tellement les sacrifices étaient douloureux, et les efforts éprouvants. Certains d’entre eux avaient vieilli sur cette minuscule nappe de terre. Beaucoup y étaient nés. Plusieurs membres de leurs familles : pères, mères, enfants, frères, sœurs, grands-parents, oncles, tantes, neveux, nièces, parrains, marraines, cousins, cousines, camarades, emportés par la maladie, se reposaient dans l’humus du sous-bois, hors des tracas de l’existence terrestre. C’en était trop, trop pour le vieux pasteur protestant qui  n’arrivait pas à retenir sa colère par les épaules ou par les bras. Cette humiliation avait provoqué son éréthisme de nervosité. Et puis, à l’âge où le destin avait déjà déposé un de ses pieds dans la fosse, qu’avait-il à craindre d’une harde de brigands, d’un troupeau de « gredins », d’un cheptel de « chacals » – comme les a qualifiés John Perkins, l’assassin repentant – au service des États prostitués qui passaient leur temps à se débaucher avec les Tommaso Buscetta ? Qu’avaient-ils tous à craindre? Oui, que pouvaient craindre les Rochois d’une meute de loups sauvages qui vivaient de la chair et du sang des créatures inoffensives d’Ésope et de La Fontaine? N’était-ce pas cette même Amérique de l’Occident boulimique qui pendit l’Afrique par les pieds dans les plantations du Sud, la fouetta jusqu’à l’extinction de son souffle de vie, la fit frire dans l’asphalte bouillante comme des quartiers de bœuf dans l’huile chaude, sans verser une seule goutte de larmes ? N’avait-elle pas égorgé les cacos et crucifié Charlemagne Péralte sur la porte d’une chaumière ? Inventé le fusil winchester qui servit à l’extermination de Geronimo et de son peuple, dans le but de voler les terres de Manitou ? Ne fut-ce pas encore  l’Amérique du général Robert Edward Lee qui fusilla Abraham Lincoln, Martin Luther King Junior et Malcom Little alias Malcom X, étrangla la justice et la liberté dans les quartiers malfamés de Bronx et de Harlem ? Cette Amérique, en fait, n’était-elle pas plus terrible que le cyclope de l’île de Colossa affronté par Kerwin Mathews dans « Le septième voyage de Sinbad », réalisé par Nathan Juran? 

     Le religieux nonagénaire avait donc décidé de parler, de mourir et de vivre. Parler : pour vider et soulager son âme révoltée et sa conscience débordée. Mourir : pour avoir osé défier et résister à la déraison. La grogne zébra dans le cerveau de La Roche. De « Vivre pour Mourir », la lutte des Rochois – et pourquoi pas celle de tous les parias de la planète – venait de franchir la dimension transcendantale de « Mourir pour Vivre »! Ou encore de « La Mort pour la Vie »! 

    Le cœur pantelant du révérend saccadait son thorax étiolé à cause de la maladie et de la vieillesse. Sa bouche entrouverte sur un visage exsangue cherchait les mots qui connotaient sa répugnance, son dégoût et son irascibilité à l’égard des étrangers hautains et des apatriotes. À ce moment précis, le révérend Joanel incarnait Moïse en extase devant le buisson énigmatique : « Regarde, je te fais Dieu pour le pharaon, et ton frère Aaron sera ton prophète… » Néanmoins, les enfants légitimes de La Roche n’étaient pas disposés à reprendre la marche harassante dans le désert de l’incertitude et de la désespérance. Un seul Canaan, dans une seule vie, leur suffisait raisonnablement. Les Rochois avaient opté pour le meilleur ou pour le pire. Ils refusaient de partir.

    Le pasteur protestant et le prêtre « bokor » avaient  marché comme le pape Léon 1er, le préfet Avit et Trigétius à la rencontre du chef des Huns, pour tenter de le dissuader d’attaquer, de piller et de détruire Rome. Mais l’Attila qui était présent cette journée-là à La Roche fut incapable de compassion et d’entendement. Dans « Le Mythe de Sisyphe », ouvrage publié en 1942, Albert Camus écrivit : « On ne nie pas la guerre. Il faut en mourir ou en vivre. » Les Rochois, comme les Troyens devant la cupidité des Grecs conduits par Agamemnon, avaient accepté, à l’instar de la pucelle d’Orléans, le « calice » de la fatalité. La Roche avait choisi, sans faillir, de se soumettre à la volonté de la nature tétanisée. « C’est la vie qui commande, il faut lui obéir », disait Jacques Roumain dans la bouche de Manuel.

    Les trois curés de l’église catholique se turent. Ils avaient choisi leur camp. Cependant, comme dira plus tard Octave Larmagnac-Matheron : « Jusqu’où faut-il choisir son camp ? »

     Le pasteur Joanel demanda à Soimène, une paysanne proche de la trentaine, qui retournait tous les jours la terre avec sa vieille houe pour nourrir ses trois enfants orphelins de père, de le rejoindre en première ligne. Son regretté concubin, Lifète Origène, s’était infligé une vilaine blessure au pied en traversant le marais de Nan Coton, et le Clostridium tetani,  la bactérie du tétanos, lui fit avaler son bulletin de naissance et l’emporta au cimetière.

    – Commandant, dit-il, je vous demande de regarder ces gens en face. Regardez-les, ces hommes en guenilles, ces femmes fanées, ces enfants sans joie, ces vieillards mal nourris, enfin tous ces camarades mal entretenus…! Pensez-vous qu’ils trouveront la force d’aller recommencer une nouvelle vie ailleurs? Réfléchissez un moment. Leur premier village a été détruit par l’ouragan. Aucune autorité de l’État n’est venue les aider. Ils se sont débrouillés eux-mêmes pour sortir de la misère. Ils ont défriché cette terre sauvage. Affamés, assoiffés, ils ont bossé dur, coupé du bois dans la forêt, creusé le sol empierré, planté des poteaux,  pour se construire des abris de fortune, en attendant de pouvoir faire mieux. Avec le temps, ils sont parvenus à se caser plus ou moins, c’est-à-dire avec un tout petit peu de décence. Aujourd’hui, vous êtes venus leur demander de déguerpir, de tout abandonner, d’aller ailleurs, sous prétexte que des étrangers venus des États-Unis d’Amérique veulent prendre cet espace. Le gouvernement de leur pays vous envoie donc ici pour les persécuter. Il vous confie la mission de détruire leur habitat, il vous charge de les chasser, et cela, pour faire plaisir aux « Blancs » qui ont l’intention de construire des usines, de monter des installations qui vont détruire le mode de vie de la paysannerie. C’est le Créateur, le Maître du ciel et de la terre, qui nous a indiqué cet endroit où nous avons dressé nos cases. Lui seul peut nous demander de partir. Je répète, il est le Maitre du ciel et de la terre, et c’est en son nom que nous occupons ce petit morceau de terre. Nous ne nous en irons pas. Il faudra nous tuer, il faudra nous assassiner jusqu’au dernier. Nous restons ou nous mourons. De toute façon, vu les conditions dans lesquelles nous existons, ne sommes-nous pas déjà morts depuis longtemps?  

Robert Lodimus(Prochain extrait : Le massacre, suite du quatorzième extrait)

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