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Se réapproprier l’avenir de la technologie par l’art, l’imagination et les expériences vécues

today2025-01-22

Se réapproprier l'avenir de la technologie par l'art, l'imagination et les expériences vécues
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Les artistes allapopp et Dinara Rasuleva discutent de la décolonisation de la technologie et de l’imagination de futurs enracinés dans les cultures migrantes.

Publié à l’origine sur Global Voices en Français

Illustration de Zena El Abdalla. Utilisée avec permission.

Cette interview fait partie d’un partenariat médiatique entre Disruption Network Lab, UntoldMag et Global Voices. Vous pouvez en savoir plus sur cet événement dans ce dossier sur UntoldMag ou regarder les panels sur la chaîne YouTube du Disruption Network Lab.

Organisée dans le cadre de la conférence « Hacking Alienation : Migrant Power, Art & Tech » par Disruption Network Lab, cette conversation se penche sur les intersections entre l’art, la technologie et la politique, en mettant l’accent sur l’autonomisation de ceux qui sont confrontés à une aliénation systémique. Cet événement de deux jours visait à explorer comment les médias et la technologie peuvent créer de nouvelles formes d’action politique, en contournant les systèmes traditionnels d’exclusion. Au travers d’ateliers, de conférences et de discussions, la conférence a abordé la manière dont les interventions artistiques peuvent contribuer à la réimagination des villes et des espaces numériques, permettant ainsi à « ceux qui n’ont pas de droits de citoyenneté et qui subissent une aliénation systémique due à la guerre, aux conflits politiques ou à d’autres sources d’oppression » de façonner leur avenir.

Un atelier, dirigé par l’artiste des médias numériques allapopp et la poétesse Dinara Rasuleva, a permis de déconstruire les récits technologiques dominants, en mettant l’accent sur les expériences de ceux qui sont souvent exclus de la matrice technologique et sur la manière dont les voix marginalisées peuvent recadrer leurs propres histoires et reprendre le pouvoir en imaginant l’avenir. Cet entretien s’inscrit dans le prolongement de cette discussion et offre un aperçu des intersections entre la technologie, le colonialisme et l’art en tant qu’outils de participation politique et de libération.

L’artiste interdisciplinaire allapopp, basée à Berlin et originaire du Tatarstan, intègre l’expérience post-soviétique, queer et migrante dans une pratique artistique critique, fusionnant la performance, l’apprentissage automatique et l’art numérique pour envisager de nouveaux mondes. Dinara Rasuleva, poétesse originaire de Kazan, au Tatarstan, écrit en plusieurs langues et aborde les thèmes de la décolonisation et du féminisme par le biais de la poésie expressionniste et de la performance. Ensemble, elles explorent comment les technologies de contrôle peuvent être subverties et comment la narration peut aider à imaginer des futurs alternatifs.

Dans cet entretien, ils abordent des questions essentielles : Qui peut raconter l’histoire de l’avenir quand le présent est en train de se fracturer ? Comment la technologie peut-elle être libérée de son héritage colonial et utilisée à des fins de libération ? Comment envisagent-ils que leur travail contribue à des luttes plus larges pour la justice, et quel rôle l’imagination joue-t-elle dans l’élaboration de ces futurs ?

Walid Houri (WH) : La technologie et le colonialisme se sont souvent entremêlés, les technologies de la violence alimentant l’oppression et l’effacement d’innombrables peuples. Comment la technologie peut-elle être libérée de cet héritage et utilisée comme un outil de libération ?

allapopp : Je pense que la technologie et le colonialisme sont profondément liés. Les technologies humaines, leur objectif, leur fonction et leur conception sont le reflet des sociétés humaines. Le colonialisme et ses implications sont une réalité présente pour beaucoup, certains en bénéficient, d’autres en souffrent. Dans certains domaines, comme dans l’espace trans-soviétique, la conversation sur le passé colonial et le présent n’en est qu’à ses débuts. Si le spectre du colonialisme est la réalité actuelle de la vie humaine, il est aussi profondément ancré dans la technologie humaine. Je pense que la conversation ne doit porter sur les technologies elles-mêmes, mais sur les personnes au pouvoir qui créent des technologies et les appliquent de la manière la plus horrible qui soit. En tant que personne qui n’a pas accès au pouvoir ou à l’influence, j’essaie de penser à la technologie à long terme et d’imaginer ce qu’elle pourrait être si nous avions la possibilité de la refaire à partir de zéro. Là où ça commence, là où ça pourrit ?

Le Manyfesto sur l’IA décoloniale est une grande source d’inspiration pour moi, car il met en évidence le caractère colonial des technologies de l’IA. Par exemple, pourquoi le code est-il écrit en anglais ? Le manifeste critique le langage normatif occidental de l’IA « éthique » et les suggestions d’« inclusivité », parce qu’ils ne s’attaquent pas aux asymétries de pouvoir, mais les reproduisent. En effet, que signifie l’inclusivité ? Qui est en mesure d’inclure (et d’exclure) qui ?

Les principes de justice en matière de conception (Design Justice Principles) de Sasha Costanza-Chock m’ont ouvert les yeux, car ils soulignent que la technologie doit être conçue en tenant compte de l’avis des communautés qu’elle dessert. Lors de la conférence Hacking Alienation du Disruption Network Lab, Anna Titovez Intekra a montré comment les communautés de migrants en Allemagne utilisent Telegram et Google Maps plutôt que des applications spécialisées développées par des ONG, car elles répondent mieux à leurs besoins réels. Bien sûr, ces services collectent les données des utilisateurs, ce qui n’est pas non plus une solution. Mais c’est un bon exemple du fait qu’il n’y a souvent que deux options à choisir : la facilité d’utilisation ou la protection de la vie privée. Les principes de la justice en matière de conception indiquent également comment créer des technologies durables et non exploitantes pour le monde naturel (dont les humains font partie), et réellement bénéfiques pour les personnes qui les utilisent. Nous devons cesser de considérer les technologies comme des outils et commencer à les voir comme une expression humaine.

Enfin, j’aimerais souligner le travail du collectif Dreaming Beyond AI, dont le travail féministe intersectionnel crée des espaces pour imaginer au-delà de ce que nous comprenons comme l’IA et la technologie. Je recommande vivement de consulter leur site web. Ils se concentrent sur les pratiques féministes de construction de communautés et de fourniture d’espaces et de moyens pour subvenir à leurs besoins pendant qu’ils imaginent et rêvent (au-delà de l’IA) et ne se contentent pas de travailler pour couvrir leurs frais de subsistance. Parce que lorsque vous vivez avec l’expérience de la marginalisation, il est vraiment difficile de prendre le temps de rêver d’un avenir alors que vous êtes occupé à survivre.

En résumé, pour moi, se réapproprier les technologies signifie remettre en question les asymétries de pouvoir et envisager ses propres technologies. C’est la première étape de ce processus de récupération.

WH : « Qui peut raconter l’histoire de l’avenir quand le présent s’effondre et que le passé est un mensonge ? » Comment l’imagination d’un futur peut-elle contribuer à la libération et à la lutte pour la justice ?

allapopp: Aujourd’hui, lorsque je pense à l’avenir, une image très particulière me vient à l’esprit. Ruha Benjamin souligne qu’il n’y a que deux récits sur la technologie : soit elle nous sauvera, soit elle nous tuera. Il y a la version hollywoodienne – dystopique, où l’IA et les robots prennent le pouvoir, où il y a des retombées atomiques, des guerres mondiales, où les humains sont éliminés. Ces superproductions dystopiques font vendre beaucoup de billets. Il y a aussi la version de la Silicon Valley, utopique, où la technologie résout tous les problèmes humains, où le changement climatique est résolu et où tout le monde est heureux et en bonne santé. Cette vision aide à vendre des gadgets et des services. Les deux récits sont ancrés dans la culture américaine, comme l’a fait remarquer Sarah Wachter, éthicienne de l’IA : bien que « 96 % du monde ne vive pas aux États-Unis, nos outils et plateformes numériques sont principalement basés sur les coutumes, les valeurs et les lois américaines ». Je me demande pourquoi nous n’avons que ces deux histoires ?

Au cours de mes recherches, j’ai réalisé que les cultures autochtones, marginalisées et opprimées se concentrent souvent sur la préservation de leur passé parce que leur existence est menacée en tant qu’implication directe du colonialisme. Si la préservation est importante, cela signifie que notre regard est souvent fixé sur le passé et non sur l’avenir. Bien sûr, certaines cultures ne fonctionnent pas avec des temporalités telles que le futur, le passé et le présent, mais le courant dominant le fait et ses histoires deviennent des prophéties qui se réalisent d’elles-mêmes.

Nous devons commencer à raconter des histoires différentes sur notre (nos) avenir(s) qui proviennent de visions du monde, d’expériences et de perspectives marginalisées. Ces récits peuvent nous aider à sortir de la dualité dystopie-utopie et à rendre possibles d’autres types de technologies et, en fin de compte, un autre type de monde.

WH : Comment envisagez-vous les différents avenirs possibles en tant que pratique politique et artistique façonnée par vos propres histoires et contextes ?

allapopp: Pour moi, les pratiques artistiques et politiques sont indissociables. Venant d’un milieu marginalisé, je ne peux pas faire de l’art pour l’esthétique quand il y a tant de déséquilibres et d’injustices autour de moi. J’utilise ma pratique artistique pour mettre en lumière ces questions.

Lorsque j’envisage différents avenirs possibles, j’essaie d’impliquer ma propre histoire et mon contexte, mais c’est un défi, en particulier lorsque je travaille avec la technologie. En entrant dans le domaine de la technologie, on est confronté à une esthétique et à des récits spécifiques de l’avenir – des récits façonnés par certaines logiques, expériences et perspectives qui, souvent, ne représentent pas les miennes. En tant qu’artiste, j’essaie maintenant de m’enraciner dans ma culture, mais je dois faire beaucoup d’efforts pour surmonter l’oppresseur intériorisé qui me dit que mes visions ne sont pas assez « technologiques » ou « pertinentes ».

La méthode de l’« esthétique décoloniale » est très utile ici ; elle me permet de me connecter à ma culture tout en entrant dans le domaine technologique. Par exemple, mon mélange culturel d’origine est très analogique, enraciné dans les connexions, les textures, les odeurs et les aliments. Il n’est pas efficace, optimisé ou élégant comme la technologie que nous voyons aujourd’hui. On est loin du récit dystopique du contrôle ou de la vision utopique de corps parfaitement optimisés. L’avenir technologique non dystopique ressemble à ces corps parfaits, semblables à ceux de l’iPhone : tout doit être efficace, épuré et optimisé pour s’adapter à un monde qui s’accélère.

Je suis critique à cet égard car je me demande si c’est l’avenir que nous voulons – un avenir où tout est plus efficace et unifié ? La singularité, telle qu’imaginée par le transhumanisme, pourrait signifier l’alignement entre les humains et la technologie, mais c’est aussi une question de pouvoir. Tout le monde ne sera pas invité à accéder à ce pouvoir ; la plupart seront laissés pour compte. L’utopie des transhumanistes est une dystopie pour les autres.

Nous vivons déjà cette réalité aujourd’hui, où les sociétés occidentales profitent des technologies de l’IA tandis que les travailleurs du Sud effectuent des travaux sous-payés et traumatisants pour les maintenir. Cette inégalité est ancrée dans nos systèmes technologiques et montre que si nous ne changeons pas d’approche, la technologie continuera à reproduire et à renforcer ces structures de pouvoir. En tant qu’artiste, mon défi est donc d’envisager des avenirs différents qui s’écartent de ce qui est considéré comme technologique et de la manière dont la technologie est fabriquée et utilisée. À l’heure actuelle, c’est un endroit très abstrait.

WH : Comment l’acte d’imaginer des futurs alternatifs peut-il relier diverses expériences à travers les géographies ? Comment vos efforts créatifs et politiques s’inscrivent-ils dans les différentes luttes de libération et anticoloniales, et quelles sont les nuances culturelles ou géopolitiques spécifiques que vous apportez ?

Dinara Rasuleva (DR) : En réfléchissant à la perte de ma langue maternelle et de ma culture, et à la crise d’identité qui en résulte – que je sois tatare, russe ou même allemande – j’ai lancé l’expérience poétique Lostlingual, et j’ai été approchée par de plus en plus de personnes partageant des expériences similaires, ce qui a donné lieu à des laboratoires d’écriture et maintenant à une collaboration avec allapop – des laboratoires d’anticipation décoloniale. Beaucoup d’entre nous, à cause de la colonisation ou de la répression, ont été déconnectés de leurs racines. En nous réunissant, nous avons commencé à envisager un avenir où nos langues et nos cultures ne se perdent pas, mais évoluent avec nous.

Le fait de partager ces expériences crée un profond sentiment d’autonomisation et d’appartenance, qui nous fait nous sentir vraiment compris et inclus. Je me suis vite rendu compte qu’il ne s’agissait pas seulement de culture, mais aussi d’intersectionnalité, de féminisme, d’homosexualité et de classe sociale. Nous envisageons des avenirs où nos cultures ne sont pas seulement libérées de diverses contraintes, mais aussi des éléments que nous choisissons consciemment de laisser derrière nous – comme le patriarcat, l’homophobie ou l’exclusion. Nous avons le pouvoir de créer n’importe quoi : d’inventer des langues et des littératures qui ne sont liées à aucun discours rigide, intellectuel ou institutionnalisé.

Si nous sommes issus de la classe ouvrière, nous pouvons adopter un langage simple et accessible dans la littérature. Il s’agit de reconnaître les nuances de nos expériences et de façonner un avenir qui honore ce que nous apprécions et de réinventer nos cultures, nos mythologies, nos religions, nos traditions pour nous assurer que nous les apportons à l’avenir tout en les rendant inclusives et bienveillantes.

WH : Vous préconisez d’encourager l’imagination décoloniale à travers l’art, les histoires et l’engagement expérientiel. Comment l’art et la culture peuvent-ils remettre en question et remodeler les récits relatifs aux technologies de l’IA ?

DR : L’art et la culture ont la capacité de remettre en question et de remodeler les technologies en servant de forme de résistance et de revendication. Dans nos ateliers, nous visons à créer des environnements où les voix marginalisées peuvent se réapproprier leurs récits. Par le biais de petits exercices d’imagination, nous explorons la manière dont l’IA pourrait être considérée non pas comme un système fixe, mais comme une forme de construction d’un monde où différents éléments interagissent. Cela peut être désordonné, non conventionnel et parfois même dysfonctionnel, ce qui est exactement ce que nous visons – fournir un antidote à la logique d’optimisation et aux déséquilibres de pouvoir que les technologies de l’IA perpétuent souvent.

Écrit par: Viewcom04

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