Les photos témoignent de l’esprit de l’époque
Publié à l’origine sur Global Voices en Français
Le magazine Holod a publié un interview avec le lauréat du prix du photographe de Moscou Alexander Gronsky. Global Voices a traduit une partie de l’interview, l’a édité pour plus de clarté et l’a republié avec la permission de Holod. Les photographies sont tirées du compte public d’Alexander Gronsky.
Au 21e siècle, le photographe Alexander Gronsky a réinventé le genre du paysage et est devenu célèbre dans le monde entier – il a reçu de nombreux de prix artistiques et journalistiques internationaux, dont le prestigieux World Press Photo Award. Ses photographies ressemblent aux plus grandes œuvres des maîtres anciens, avec les personnages devenant aussi partie du paysage. Gronsky pouvait facilement quitter la Russie après le 24 février 2022, mais il a choisi de rester, et, depuis maintenant deux ans, il documente l’ aspect et la vie de Moscou pendant la guerre. Il a pris en photo les funérailles de Navalny et les conséquences des attaques de drones sur la ville de Moscou, mais ses photos ne ressemblent en rien à des clichés de reportage typiques. Ils capturent clairement l’ esprit de l’ époque et la façon dont la guerre pénètre l’ espace urbain. L’ éditeur de Holod, Alexander Gorbachev, a expliqué à Gronsky comment il y est parvenu.
Alexander Gorbachev (Gorbachev) : Pendant ces deux dernières années, j’ ai regardé Moscou par le point de vue d’ un étranger – et je vois la différence avec laquelle ses yeux perçoivent la ville. L’ un des points de vue est que rien n’ a changé: les gens s’ assoient dans les restaurants, font du vélo sur les pistes cyclables, vont dans des clubs – et la guerre ne perce pas dans la vie ordinaire. Un autre point de vue est qu’ il s’ agit d’ un espace d’ un contrôle policier totalitaire, ou l’ on peut être emmené au poste de police simplement parce que quelqu’un voit quelque chose sur votre balcon ou surprend une conversation dans le métro. Dans vos photos, Moscou a un troisième aspect. Ce n’ est pas une ville qui vit une vie ordinaire, ni est-elle une réelle dystopie. Comment la définissez-vous – à quoi ressemble Moscou?
Alexander Gronsky (Gronsky): I have this question myself. Actually, I answer it through my photographs. Well, it’s not exactly answering: my work doesn’t have a conceptual core, I don’t think I want to tell something specific about Moscow. I go out from my house, wondering the streets of Moscow, wanting to find out: what is happening with Moscow?
Right after [February 24 2024, the start of full-scale Russian invasion of Ukraine], there was a feeling that Moscow was the epicenter of some events, but these events were completely invisible. And a method of capturing these changes emerged from my confusion. That is, I engaged in classic street photography: just wandering the streets and snapping what catches the eye. Initially, it seemed that I was creating completely disjointed stuff, but over time, things began to crystallize, focal points emerged.
For example, billboards. I was interested in the intrusion of a new reality into the landscape — and so I started shooting these billboards. The very first one I took in early March [2022] — just then on Leningradsky Avenue, among the ads for TVs, cars, and apartments, signs appeared that read “Za mir.” [“For peace” but with a Latin Z, which is the government’s symbol for the war, instead of a Cyrillic З] And just a day before that, I saw people detained for holding posters that said “За мир,” but without the Latin Z. This turnaround shocked me — how language began to function differently.
Alexander Gronsky (Gronsky) : je me pose moi-même cette question. En réalité, j’ y réponds à travers mes photographies. Enfin, ce n’ est pas tout à fait une réponse: mon travail n’ a pas de noyau conceptuel, je ne pense pas que je veuille exprimer quelque chose de spécifique de Moscou. Je sors de chez moi, me promène dans les rues sur Moscou, en voulant découvrir: qu’ est-ce qui se passe à Moscou?
Juste après [24 février 2024, le début de l’ invasion russe à grande échelle de l’ Ukraine], on sentait que Moscou était l’ épicentre de certains événements, mais ces événements étaient invisibles. Ma confusion a donc créé une méthode permettant de saisir ces changements. Ainsi, je me suis lancé dans la photographie de rue classique: tout simplement se promener dans les rues et photographier ce qui attire l’ œil. Au début, j’ avais l’ impression de créer des éléments complètement décousus, mais avec le temps, les choses ont commencé à se cristalliser, des points essentiels sont apparus.
Par exemple, les panneaux publicitaires. J’ étais intéressé par l’ intrusion d’ une nouvelle réalité dans le paysage – j’ ai donc commencé à prendre en photo ces panneaux. J’ ai pris en photo le premier début mars [2022] – à cet instant, sur l’ avenue Leningradsky, parmi les publicités de téléviseurs, voitures, et appartements, des panneaux sur lesquels on pouvait lire « Za mir » sont apparus. [« Pour la paix » mais avec un Z latin, qui est le symbole du gouvernement pour la guerre, au lieu d’ un З cyrillique ]. Ce revirement m’ a choqué – la façon dont la langue a commencé à fonctionner différemment.
Gorbachev : je pense que ceux qui découvrent votre travail pour la première fois se demanderont peut-être: où sont vraiment ces personnes? Vous photographiez la ville, l’ espace de la vie humaine, mais les personnes dans vos photos ne sont pas les sujets principaux; elles font plutôt partie du paysage.
Gronsky: Yes, that’s a long-standing tradition of mine. I don’t get close to people. I’m generally a shy person, I don’t like pointing the camera at people to make them feel uncomfortable, which in turn makes me nervous. On the other hand, when you shoot from a greater distance, more elements enter the frame — and it feels like you’re capturing some complexity.
It’s funny that many museum curators keep telling me: listen, no need for people, just capture the pure urban space — like a sort of sculpture, so to speak. And I understand them: an empty city looks much more grandiose in a museum, making a stronger impression. But I actually want to break that grandeur. I really like this quote by Chaplin: “a close-up is always a tragedy, a long shot is always a comedy.” That’s why I want my pictures to have an element of human comedy. I think that little figures of people help me to accept the landscape myself, they bring a human scale to it. If there were no people, I would feel too much anger towards it.
Gronsky: oui, c’ est une longue tradition à moi. Je ne m’ approche pas des gens. Je suis généralement une personne timide, je n’ aime pas pointer l’ appareil photo sur les gens pour les mettre mal à l’ aise, ce qui à mon tour me rend nerveux. D’ un autre côté, lorsque vous photographiez d’ une plus grande distance, plus d’ éléments entrent dans le cadre – cela donne l’ impression de capturer une certaine complexité.
C’ est amusant que beaucoup de conservateurs de musée ne cessent de me répéter: écoutez, on n’ a pas besoin de personnes, il suffit juste de photographier l’ espace urbain pur – comme une sorte de sculpture, pour ainsi dire. Et je les comprends: une ville vide donne un air beaucoup plus grandiose dans un musée, ce qui donne une impression plus forte. Mais en réalité je veux briser cette grandeur. J’ aime beaucoup cette citation de Chaplin: « Un gros plan est toujours une tragédie, un long plan est toujours une comédie. » Voici pourquoi je veux que mes photos aient un élément de comédie humaine. Je pense que les petites silhouettes de personnes m’ aident à accepter le paysage moi-même, elles lui donnent une échelle humaine. S’ il n’ y avait pas de personnes, je me sentirais beaucoup trop en colère contre le paysage.
Gorbachev: je pense que cela est évident dans la photo des funérailles de Navalny. La queue de la file sur le fond d’ un quartier résidentiel rend la photo très poignante.
Gronsky: Yes, probably. There were many photos taken from this angle — there was a bridge with a spiral staircase, and everyone climbed it to take pictures of the crowd. But by the time I got up there, the crowd was already thinning. It turned out that, although there were many people, they were against the backdrop of some vast emptiness.
Gronsky: oui, sûrement. Il y avait beaucoup de photos prisent de cet angle – il y avait un pont avec un escalier en colimaçon, et tout le monde le montait pour prendre des photos de la foule. Mais jusqu’ à que je monte, la foule diminuait déjà. Il s’ est avéré que, bien qu’ il y avait beaucoup de monde, ils avaient un vaste vide comme arrière-plan.
Gorbachev: comment cette série a-t-elle commencé? En février-mars 2022, beaucoup d’ entre nous décidaient ce qu’ ils allaient faire ensuite. Comment avez-vous décidé à prendre ces photos?
Gronsky: In the beginning, I was very disoriented. I was in a sort of slump at that time. And right at the New Year night of 2022, I made a promise to myself: to get a grip, to roam the city every free day, shoot what I liked, and immediately post it on Instagram. It didn’t matter if no one found it interesting. I’ve been involved in photography all my life and don’t know any other way to pull myself together.
By the end of summer 2022, I felt burnt out and unsure what to do next. Then, patriotic posters started appearing more frequently — I ran all over Moscow trying to capture them. There were few at first, and being an optimist, I was sure that it could all end any day and that I needed to capture even the slightest changes in the landscape because otherwise, no one would believe that it was all like this.
I spent a tremendous amount of energy on this. But in the last year, these patriotic signs have appeared on every corner, and I no longer think it will end soon. And the feelings from capturing this are now completely different.
Gronsky : au début, j’ étais très désorienté. J’ étais dans une sorte de dépression à cette époque. Et juste la nuit du Nouvel An de 2022, je me suis fait une promesse: de me reprendre en main, de parcourir la ville chaque jour libre, de prendre les photos que je veux, et d’ immédiatement les poster sur Instagram. Ce n’ est pas grave si personne ne les trouve intéressantes. J’ ai fait de la photographie toute ma vie, et je ne connais pas d’ autres moyens de me ressaisir.
A la fin de l’ été 2022, je me sentais épuisé et ne savais pas quoi faire. Ensuite, des affiches patriotiques ont commencé à apparaître plus fréquemment – j’ ai couru à travers tout Moscou essayant de les prendre en photo. Au début, il y en avait très peu, et en étant optimiste, j’ étais sûr que tout pouvait s’ arrêter un jour à l’ autre et que je devais capturer les moindres changements dans le paysage, car sinon, personne n’aurait cru que tout était ainsi.
J’y ai consacré énormément d’ énergie. Mais au fil de l’année, ces affiches patriotiques sont apparues à chaque coin de rue, et je ne pense plus que cela cessera bientôt. Et les sentiments que j’éprouve en capturant cette image sont maintenant complètement différents.
Vous pouvez découvrir les photographies d’ Alexander Gronsky sur son site web, son Facebook, et son compte Instagram.