« Le gouvernement ne devrait pas négocier directement avec Richard Drax. »
Publié à l’origine sur Global Voices en Français
Mia Mottley, la Première ministre de la Barbade, est considérée dans le monde comme une dirigeante progressiste et une porte-parole des Caraïbes, s’exprimant ouvertement sur des sujets comme la justice climatique ou les réparations pour l’esclavage. C’est pourquoi l’intérêt récent de son gouvernement pour l’achat de terres appartenant à un descendant de marchands d’esclaves a suscité des réactions négatives, lesquelles l’ont obligée le 23 avril à s’adresser à la nation et à annoncer que la transaction n’aurait en fin de compte pas lieu.
Pour beaucoup, le fait que l’achat des terres ait été envisagé semble en décalage avec certaines des polémiques auxquelles Mia Mottley s’est attaquée par le passé. Par exemple, à la fin de l’année 2020, en plein cœur des manifestations qui se sont déroulées partout dans le monde au nom de « Black Lives Matter », son gouvernement a démantelé une statue du vice-amiral britannique Horatio Nelson, qui était érigée sur la Place des héros nationaux à Bridgetown, en raison de son rôle dans la traite transatlantique des esclaves (un geste symbolique qui en disait long sur le mécontentement social régnant sur l’île) et a révélé ses intentions pour le pays de devenir indépendant. Un an plus tard, la Barbade est devenue la plus jeune république au monde, remplaçant la reine Élisabeth II, alors monarque britannique, à la tête du pays.
Alors imaginez la surprise lorsque le terrain en question s’est avéré être sur la plantation Drax Hall, décrite par la Commission des réparations de la CARICOM comme un « champ de la mort » où sont décédés dans d’horribles conditions des dizaines de milliers d’esclaves africains entre le milieu du 17e et le 19e siècle. Le député conservateur britannique Richard Drax, en tant que descendant de la famille, allait recevoir 3 millions de livres sterling (un peu plus de 3,7 millions de dollars américains) pour la vente d’environ 20 hectares de terres du domaine, que le gouvernement barbadien prévoyait d’utiliser pour la construction de logements sociaux.
L’avocat et militant politique David Commisiong, ancien dirigeant de la Commission des affaires panafricaines de la Barbade, a reconnu que « de nombreux Barbadiens noirs de la classe ouvrière, dont certains sont des descendants d’esclaves africains opprimés et exploités par la plantation de Drax Hall, avaient désespérément besoin d’un logement convenable ». Selon lui, il faut par contre aussi tenir compte du fait que la propriété était « au cœur du génocide de plusieurs générations d’esclaves barbadiens noirs » et « est à l’origine de la fortune de la famille Drax [. …] sur une période de plusieurs siècles », en raison surtout du contexte et de la réponse mitigée de Robert Drax aux demandes de réparations.
Malgré les efforts très médiatisés des Trevelyan, une famille de l’aristocratie britannique, afin de faire amende honorable pour le passé esclavagiste de leurs ancêtres et inciter d’autres à faire de même, Richard Drax est resté notoirement opposé aux réparations, qualifiant l’implication de sa famille dans le commerce des esclaves de « profondément regrettable », ajoutant cependant que « personne aujourd’hui ne peut être tenu responsable d’évènements qui se sont déroulés il y a plusieurs siècles. »
Trevor Prescod, membre du parlement affilié au Parti travailliste de la Barbade (BLP) (dirigé par Mia Mottley), et président du Groupe de travail de la Barbade sur les réparations de l’esclavage, a qualifié cette décision de « mauvais exemple […] Comment expliquer cette situation au reste du monde ? » Selon le Guardian, journal britannique, Trevor Prescod a ajouté que « le gouvernement [barbadien] ne devrait pas traiter directement avec Richard Drax, d’autant plus que nous avons déjà engagé des négociations avec lui au sujet des réparations. » Il a également affirmé que si aucun progrès n’était réalisé pour résoudre le problème, la Barbade n’hésiterait pas à « intenter une action en justice devant les tribunaux internationaux. »
Dans un entretien accordé au Guardian en 2020, Sir Hilary Beckles, historien originaire de la Barbade qui préside la Commission des réparations de la CARICOM, et qui a joué un rôle déterminant dans la signature d’un accord historique de réparations pour l’esclavage entre l’Université des Indes occidentales (UWI) et l’Université de Glasgow (le premier contrat de ce type depuis l’émancipation des esclaves africains par les Britanniques en 1838), n’a pas mâché ses mots : « La famille Drax a fait usage de plus de violence et causé plus de tort envers la population noire de la Barbade que n’importe quelle autre famille. Elle est à l’origine du système esclavagiste du pays. »
Cependant, à la fin de l’année 2022, il semble que des progrès aient été accomplis en matière de réparations. Richard Drax se serait rendu à la Barbade pour une réunion avec la Première ministre Mia Mottley au cours de laquelle il aurait été question de convertir une partie de Drax Hall en musée, tandis que d’autres parcelles seraient transformées en logements sociaux. Outre la remise de la propriété en guise de compensation, il aurait été demandé à Richard Drax de financer une partie des travaux.
La possibilité d’une transaction foncière avec la famille Drax a donc surpris de nombreux observateurs, tant à la Barbade qu’en Grande-Bretagne. Sur Facebook, le Labour Representation Committee du comté de Sussex écrit : « Nous sommes d’accord avec Esther Phillips, la poétesse lauréate de la Barbade, pour dire que le député multimillionnaire Richard Drax devrait céder « ses » terres en guise de réparation pour avoir fait fortune grâce à l’esclavage, et non pas s’enrichir encore plus aux dépens des Barbadiens. En tant que socialistes et syndicalistes, nous condamnons ce projet et sommes solidaires avec le peuple de la Barbade. »
Esther Phillips, qui a grandi tout près de Drax Hall, a qualifié d’« atrocité » la situation, où les descendants des victimes dédommagent les descendants des esclavagistes.
Philip Dunn partage la même opinion : « Personne ne devrait aujourd’hui s’enrichir du fait d’actes barbares datant d’il y a plusieurs siècles. »
Roland Clarke, originaire de la Barbade, a quant à lui posté : « S’il me semble naturel que Robert Drax ne devrait pas être légalement responsable des crimes commis par ses ancêtres, je ne peux pas en dire autant de Drax Plantation, qui encore aujourd’hui est une entreprise fructueuse. Selon moi, Drax Plantation est juridiquement une « personne morale ». Par conséquent, comme toute autre « personne » ayant commis un crime, Drax Plantation doit être punie par la loi. Le gouvernement de la Barbade semble maintenant être prêt à acheter Drax Hall Plantation au taux du marché. Où sont mes lunettes ? Ai-je bien compris ? »
De nombreux internautes ont commenté le fait que Richard Drax est l’un des députés les plus riches, à raison d’environ 150 millions de livres sterling (185 670 000 de dollars US). Cathy Thomas-Bryant a ajouté : « Je ne peux imaginer qu’aucun de mes amis ne restituerait tout simplement pas les terres à ceux à qui elles ont été volées. Cet homme a la possibilité de faire quelque chose de bien au lieu de quelque chose d’horrible. Et non, il ne s’agit pas d’une simple vente de terrain, pas lorsqu’il s’agit de la vente d’une plantation décrite comme un lieu où tant d’esclaves sont morts ».
Jason Jones, né dans les Caraïbes et résidant au Royaume-Uni, est quant à lui furieux : « Un député britannique continue AUJOURD’HUI à s’enrichir grâce à l’ASSERVISSEMENT, au viol et au meurtre d’Afro-Caribéens perpétués par sa famille ! Rappelez-moi encore pourquoi l’esclavage est un vestige du passé et pourquoi nous sommes censés “passer à autre chose” ?»
Lors d’une visite en Jamaïque en 2015, le Premier ministre britannique de l’époque, David Cameron, avait refusé d’aborder le sujet des réparations de l’esclavage et conseillé aux Jamaïcains d’« oublier le passé ».
Alison Kriel rappelle aussi de manière poignante que : « L’esclavage est une source intarissable de gains. N’oubliez jamais que les seules personnes indemnisées après l’émancipation des esclaves ont été leurs propriétaires, pour perte de revenus. »
Quant à la position du gouvernement de la Barbade, le ministre du Logement Dwight Sutherland, dont la circonscription comprend Drax Hall, a d’abord expliqué : « Il s’agit d’un processus d’acquisition à la valeur marchande. Nous indemnisons les propriétaires fonciers. Il se trouve que ce terrain appartient à Robert Drax, mais cela n’a rien à voir avec les réparations de l’esclavage. Il s’agit d’un projet immobilier. »
La Première ministre Mia Mottley ayant réclamer des réparations pas plus tard qu’en décembre 2023 à Londres, le fait d’écarter cette question d’un débat aussi sensible a déplu à de nombreuses personnes. Par la suite, dans un message vidéo, Mia Mottley a déclaré : « Notre compréhension du concept de réparation s’étend à la fois au niveau national et international, comme nous l’avons toujours fait. », précisant que la Barbade a toujours été « à l’avant-garde de l’appel à des réparations ». Elle a également établi un lien direct entre la crise climatique, une cause qu’elle défend activement, et l’« impact » de la révolution industrielle, financée par les bénéfices de la traite des esclaves, et principale responsable des émissions de gaz à effet de serre.
En réponse à des commentaires suggérant que le gouvernement devrait tout simplement saisir les terres, Mia Mottley a déclaré sans équivoque que « la Barbade est un pays régi par le principe de la primauté du droit », ajoutant qu’elle n’avait « pas connaissance de cas où nous aurions exproprié des terres ; lorsque des personnes sont propriétaires de domaines qui font l’objet d’une acquisition obligatoire, la loi nous oblige à les dédommager. »
Elle a aussi ajouté : « Cela dit, rien ne nous empêche de nous battre pour obtenir des réparations, à la fois par le biais d’activités de plaidoyer ou de recours juridiques. » Tout en déclarant qu’elle n’était « pas satisfaite » de la vitesse à laquelle la discussion sur les réparations avait progressé avec Robert Drax, Mia Mottley a souligné que les Barbadiens ne devaient pas « scier la branche sur laquelle ils sont assis », à savoir que les citoyens qui ont besoin d’un logement ne devraient pas se voir refuser cette chance.
La Première ministre a également cité la loi sur la pleine propriété foncière, en relation avec les plantations, qu’elle a qualifiée de « l’un des modèles les plus agressifs de réforme foncière adoptée dans les Amériques » et « l’une des formes les plus parfaites de réparations », bien qu’elle ait été introduite « par des descendants d’esclaves. » La loi, instituée il y a 40 ans, permet aux Barbadiens, vivant dans des plantations en fermage depuis plus de cinq ans, d’acheter la terre à un prix abordable. Selon Mia Mottey, le fait que jusqu’à présent les esclavagistes aient complètement ignoré cette loi « en dépit des compensations versées par le gouvernement britannique, à savoir 20 millions de livres en espèces et 27 millions de livres supplémentaires dans le cadre du système d’apprentissage (qui impliquait le travail forcé des personnes entre 1834 et 1838), est tout à fait déplorable pour notre peuple. »