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Cinquième extrait du roman de Robert Lodimus : La mort pour la vie ou Mourir pour vivre

today2025-01-27 1

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Chapitre V

LE DÉFI

« Ne sais-tu pas que la source de toutes les misères de l’homme, ce n’est pas la mort, mais la crainte de la mort. »

                                         (Épictète)

     La nuit avait enlevé son masque horrifiant sur la « trombine » stupéfiée, médusée, atterrée  de la nature amochée. Le jour se leva sans clarté sur les hameaux qui ceinturaient La Roche, et qui n’avaient pas non plus résisté aux assauts des vents dévastateurs et à la frénésie du déluge mortifère. La localité dans son ensemble offrait aux regards tout ébahis une scène de délabrement indescriptible, un théâtre de désolation dantesque, un tableau de déliquescence apocalyptique, un spectacle de débâcle effarant, un panorama de décrépitude impensable, un champ de ruines incroyable, un cirque de décadence inimaginable. Cette fois-là, le village avait réellement cassé ses épines dorsales et il était amputé de ses jambes et de ses bras fluets. Il eût été vraiment difficile pour lui de se relever, et de se remettre à clopiner, à boiter voire à marcher comme avant. Dans cet environnement dépérissant, devenu encore plus invivable par les malheurs soudains, les rescapés avec leur profil de morts-vivants, comme on en voyait dans les romans de Bram Stoker, n’avaient même pas imaginé l’avenir, tellement ils le voyaient porteur d’incertitude démoralisante. Dès la naissance, le destin inexorable avait enchaîné ces pouilleux dans le train de la malchance, et ils se sentaient condamnés à poursuivre leur périple suppliciant jusqu’aux frontières de l’inexistence. Cependant, la plupart des Rochois n’avaient pas baissé pavillon. Ils étaient déterminés à lutter farouchement pour garder le cierge de la résilience collective allumé comme une menorah. Il ne fallait surtout pas que cette unique flamme de vie et d’espérance s’éteignît, car c’était grâce à elle que les paysans de La Roche étaient parvenus à évacuer de leur cerveau toutes les pensées démobilisantes et fatalistes, toutes les intentions délétères, capables de les garrotter dans le dédale de la « servitude volontaire ». 

     Le jour n’avait pas retrouvé sa brillance accoutumée ; il était d’un gris cendré et d’un teint blafard. Un plafond de brouillard cachait les gros nuages qui pavanaient au-dessus de l’horizon frileux. Le coutre de la mouscaille laissait des sillons d’inquiétude sur les visages décomposés du petit groupe de campagnards embastillé dans les dunes des éléments courroucés et meurtriers, en état d’éréthisme comme les cellules cérébrales. Leurs pérégrinations s’annonçaient longues, périlleuses et ardues. Ce fut le peintre portraitiste Simon Renard de Saint-André qui déclarait que « la vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux ». Les Rochois étaient justement en train d’en faire  l’expérience angoissante. Douloureusement, à l’instar de Coriolan Ardouin, le poète des élégies, ils traversaient leur « saison en enfer ». Cela ne paraissait pas du tout évident pour eux de pouvoir remonter les falaises escarpées de toutes ces maudites tribulations. Les « bélîtres » avaient-ils la force, le courage et les moyens d’éviter le gouffre des avanies vers lequel  Pluton, le dieu des Enfers romains, les entrainait tous les jours? Néanmoins, ils ne voulaient pas non plus baisser les bras, s’avouer vaincus, sans combattre le Moloch qui se nourrissait de leur sang, qui écrasait leur vie, jusqu’à faire d’eux des méprisés de la « Création ». N’était-ce pas cet élan de stoïcisme profond, jalousement gardé dans l’enceinte de la ruralité, qui avait empêché « l’espérance humaine » de s’évanouir dans l’esprit des Rochois, pour évoquer Arthur Rimbaud ? Au fonds de la plaine du piémont, aux confins  des vallées sauvages, les « désespérés » de Jacques Brel ou les Caïn Marchenoir de Léon Bloy avançaient en silence, péniblement, sur leur chemin de croix,  tout en préservant le courage et la volonté de vaincre les anges maléfiques du fatalisme. Et pourtant, ils n’avaient aucune connaissance de l’existence de Zénon de Kition. Ils n’avaient pas lu les pensées et les réflexions de Marc Aurèle. Mais ils savaient, ne serait-ce que part instinct de survie, de la même façon que Salomon, l’auteur du Qohélet, que rien n’était nouveau dans l’univers. Les êtres humains sont nés dans la souffrance, et c’est dans la souffrance qu’ils quitteront cette terre. L’honneur réside dans la force de lutter, la capacité de résister,  l’éventualité de perdre ou la possibilité de triompher.

     Les apophtegmes énigmatiques de Céléreste, un menuisier du village, étaient venus aménager subitement un hangar de spiritualité pour les âmes tourmentées des sinistrés, qui commençaient à submerger dans l’abattement.

    – Si Dieu a épargné nos vies, c’est qu’il a un plan pour nous, faisait-il remarquer. Je suis sûr que l’Éternel va nous guider vers un avenir meilleur ; il va le faire  avec son étoile  filante, comme  il l’a fait pour  Melchior, Gaspard et Balthazar. Dieu n’abandonne jamais ses enfants. N’a-t-il pas relevé son serviteur Job de ses humiliations et de ses déboires ? N’a-t-il pas donné la force à Samson, le fils de Manoach, pour qu’il se vengeât des Philistins de Gaza ? N’a-t-il pas livré la ville de Jéricho au peuple juif conduit par le prophète Josué, après la mort de Moïse sur le mont Nébo, en Jordanie ? S’il a fait tout cela hier, il peut le faire encore aujourd’hui… Gardons la foi camarades, et remettons notre destin entre les mains de Celui qui l’a tracé. Que sa volonté soit accomplie ! 

    Les « sermons » de Céléreste pouvaient avoir du sens : car ce Dieu, duquel on disait tant de bien dans les cathédrales, dans les temples, dans les pagodes, dans les synagogues, dans les mosquées…, ce Personnage Sacré, dont on vantait sans cesse la Grandeur, cet Être Suprême, dont on louait la Rigidité, la  Droiture et la Justice dans la Bible, dans le Coran, dans la Tora, ce Créateur qui avait libéré les Hébreux de l’esclavage en Égypte, ce Roi du ciel et de la terre qui était capable d’anéantir les « fils de Caïn » par le déluge, qui avait béni jusqu’à la dernière génération les « descendants d’Abel », n’était-il pas aussi le Leur ? Comment aurait-Il pu les livrer à Azraël, l’ange redoutable de la mort ?

     Céléreste, occupé à remailler quelques  versets des psaumes de David, qu’il avait appris probablement par cœur sous la tonnelle construite sur des piliers en chêne,  qui servait de lieu de culte au révérend Joanel Altidor et à ses fidèles, n’avait pas vu arriver la suite. Le ciel, qu’il venait d’implorer pour lui et pour ses compatriotes, entra, comme Achille, le fils de Thétis et de Pélée, dans une nouvelle colère. Les vents impétueux qui avaient baissé redoublaient d’ardeur. Toute la falaise tremblait. La terre se fendit à plusieurs endroits. Les secousses violentes creusaient des tranchées profondes dans le sol rocailleux. Affolés, les habitants rescapés de la première vague du typhon partaient dans toutes les directions. Leurs cris de détresse résonnaient dans la vallée. Lebon saisit Francesca par le bras et l’entraîna à toute vitesse. Ils s’étaient mis à courir, comme une meute de lapins de garenne poursuivis par des chasseurs agressifs, sans savoir exactement où ils mettaient les pieds et où ils allaient. Céléreste et beaucoup d’autres paysans disparurent sous les glissements de terrain. La terre déboulait avec rage et âpreté sur les flancs des mornes et ensevelissait tout sur son passage. Une bonne partie de la  montagne s’affala sur les vestiges du village, et les pierres éjectées sous la véhémence de la coulée de boue écrasèrent les dépouilles mortelles et aplatirent les restes des maisonnettes détruites. La Roche devint le tombeau méconnu de plusieurs générations d’individus, un hypogée anonyme, un tumulus invénéré,  dressé sur le dos malingre d’un  pays qui crevait lentement, mais sûrement.   

     Une fois de plus, Francesca eut la vie sauve grâce à Lebon. À la première bordée, il l’avait prise sur ses épaules solides et réussissait à grimper avec elle jusqu’au sommet de la colline. Les pieds de Francesca étaient devenus partiellement paralysés. Lebon avait agi avec impétuosité, sans perdre de temps. Les ajoupas dans lesquels ils demeuraient, chacun bien entendu avec les membres de sa famille, étaient séparés par une clôture mitoyenne. Pourtant, les deux jeunes gens n’avaient pas l’habitude de se parler. Et même de se saluer. On le leur avait interdit pour une vieille histoire qui datait d’une quarantaine d’années.

   Ce soir-là, comme à l’accoutumée, le jeune Séraphin, l’oncle du père de Francesca, Selondieu Lamisère,  rendait visite à sa fiancée Amelda Lachance,  qui habitait à l’entrée Sud de La Roche. La bachelle lui confia que Richemé, le neveu de Délinois, le père- savane qui fut chargé des rituels pour le repos des âmes des macchabées, avait menacé de lui enlever la vie, si elle ne mettait pas un terme à cette relation qui l’exaspéra au point de lui enlever le sommeil et de lui couper l’appétit. Le fils de Valméus, arrogant, impertinent, dédaigneux, accusait la nymphette d’ignorer ses sentiments, de mépriser ses demandes et de fouler aux pieds le flageolet de sa passion enflammée. Lorsque ce «roi David », ce « Gervilien Gervilus », ce « Fernand Mondego » de La Roche avait appris que les parents de Séraphin et d’Amelda avaient organisé la bombance traditionnelle des fiançailles, selon les coutumes en cours à la paysannerie, et  que les préparatifs essentiels des noces avaient même déjà commencé, sa haine se métastasa. Le « toqué », à l’instar du héros d’Alexandre Dumas dans le « Comte de Monte Cristo »,  refusa d’accepter que le cœur de l’infante des bois succombât au charme de ce bel éphèbe : un paysan intelligent, grand, fort, courageux, laborieux, respectueux, charitable, que toutes les mères du village avaient rêvé pour leurs filles. Les génitrices prenaient l’habitude de répéter à Séraphin, lorsqu’elles l’avaient croisé au bord du littoral où très souvent il s’affairait à rafistoler ses filets de pêche et à colmater ses nasses : « Vous feriez un bon gendre pour nous et un bon mari pour notre demoiselle… » 

    Tous les villageois étaient au courant de cette histoire d’amour impossible, qui avait enlevé à Richemé le goût de vivre, et diabolisé son esprit désespéré. Chaque jour, le soupirant blessé, humilié, mis au ban, s’enfonçait un peu plus dans la crypte de sa jalousie haineuse. Le samedi où le révérend Joanel Altidor avait déclaré le couple uni par les « liens sacrés du mariage », Riché perdit complètement la tête. Il se pendit à un arbre derrière le bouge où se déroulait la cérémonie nuptiale. Les proches du défunt étaient eux-mêmes convaincus que Stephen Lamisère, le père de Séraphin, qui fut un prêtre vaudou, avait ensorcelé Richemé, jusqu’à l’acculer à l’acte funeste, une façon de permettre aux tourtereaux de vivre leur union sacrée en paix, sans qu’ils eussent eu à craindre la folie menaçante d’un foutriquet vindicatif. Pendant plusieurs décennies, les membres des deux familles impliquées dans cet esclandre rancuneux  se retranchèrent dans le coquillart d’une dissension inflexible et d’une exécration homérique. La trame de ce récit, sans nul doute, nous aurait remémoré la tragédie des Montaigu [5] et des Capulet [6] racontée dans l’œuvre dramaturgique de William Shakespeare?        

     Les deux jeunes Rochois, Francesca et Lebon, se croisaient presque tous les jours à l’endroit où la source Chantale se déversait dans le bassinet ensablé, mystérieusement aménagé par la nature, dans le but de  filtrer l’eau et de la conserver toujours fraîche, limpide et potable. Ni l’un ni l’autre n’avaient voulu céder à l’appétence de leurs  sentiments inavoués et interdits. Ils avaient réussi à résister aux forces d’attraction de leur obsession indéfectible et à la subjugation de leur flamme inextinguible qui, pareilles à un aimant, les affriandaient de manière réciproque. Il existait entre eux une frontière de tabous que leurs regards innocents n’étaient pas autorisés à franchir, sous peine d’exhumer et de réanimer les ossements des vieilles nuisances et des querelles dans la petite communauté. Avec les années, le mutisme, l’indifférence et le mépris avaient remplacé les scènes de violences verbales et les agressions physiques qui ponctuaient et intoxiquaient les journées des parentèles divisées. Alors, pour résister au magnétisme de rapprochement, et surtout pour ne pas réveiller une vieille aversion, certes léthargique, mais vivace comme le safran ou la pivoine, Francesca et Lebon avaient choisi de s’ignorer, de ne pas se voir, de mettre leur attirance en veilleuse dans un calice d’abstinence, en attendant de pouvoir la biberonner  jusqu’à la lie, jusqu’à l’ivresse… Et quand il leur arrivait de se rencontrer à la croisée des chemins, où Justin, le concubin de Mérilia, la tante d’Amelda, fut assassiné, ils se coupaient volontairement la respiration : une façon pour eux d’empêcher que les palpitations de leurs deux cœurs, captifs l’un de l’autre, ne fussent parvenues à dévoiler un merveilleux secret si jalousement gardé. 

    Là, sous le firmament grisé des catacombes, leurs deux corps indescriptiblement éprouvés, enlacés et enroulés comme des lianes dans un arbre de la forêt amazonienne, étaient sortis de la cataplexie, avec la ferme conviction d’avoir survécu pour écrire ensemble les pages d’une grande épopée d’amour : celle qui aurait été contée avec les mêmes métaphores, les mêmes allégories, les mêmes métonymies de William Shakespeare, de Pierre Corneille, de Jean Racine, de Gabriel Garcia Marquez… Les futures générations auraient retenu leurs noms et les auraient sans doute comparés à Tristan et Iseult, à Pâris et Hélène, à Salomon et Cléopâtre, à Rodrigue et Chimène, à Manuel et Anaïse, à la reine Victoria et le prince Albert, à El Caoutcho et la Niña Estrellita, à Ludovic et Cosette… 

    Mais qu’importe si tout cela n’eût point été, puisque le destin intraitable, même si ce ne fut que par une occurrence fâcheuse, leur aurait permis de découvrir ensemble, l’un dans les bras de l’autre, l’univers fantastique, féérique, sacré et inviolable de l’amour enraciné dans l’humus d’une loyauté et d’une fidélité « pénélopiennes »: un torrent de vénération puissant; un univers d’attachement plus abondant que les eaux du Nil; un élan d’estime plus vaste que le fleuve Artibonite; un feu de sentimentalité cornélienne alimenté par un zéphyr de passion fusionnelle. Quoique la copulation de ces deux cœurs tenaces, valeureux, intrépides, mais fragilisés, qui avaient connu la gemmation dans l’étable de l’adversité, – aurait-il fallu ajouter –, ne fût jamais parvenue à se débarrasser des escarres de la fatalité!

    Comme des animaux affolés par l’arrivée soudaine du mauvais temps, les quelques survivants s’égaillaient dans l’opacité de la nuit et cherchaient abri dans une clairière ceinturée  de dattiers stériles et de chênes squelettiques, dont les branches étaient à moitié  dégarnies de leurs feuillages flétris, consumés par les rayons du soleil ardent. Ils marchaient déjà depuis trois jours pour tenter d’atteindre le village le plus proche. En chemin, ils se nourrissaient de lézards, de chats sauvages, de sangliers des bois, de chèvres de montagne, de quelques plantes comestibles qu’ils avaient réussi à dénicher çà et là, en traversant des zones forestières tantôt exubérantes, tantôt clairsemées. Vaincus par la lourdeur de la fatigue et de la maltraitance, les corps de Francesca et de Lebon se transformèrent en guipage de protection mutuelle contre le froid cinglant, et dans le paillasson qu’ils avaient aménagé avec des feuilles de latanier déchiquetées par les rafales de vents, des feuilles qu’ils avaient recueillies au bord du ruisseau chétif qui coulait non loin du campement improvisé, ils restèrent recroquevillés dans les bras de Morphée jusqu’à la parution timide du soleil sous les nuages d’abord grivelés, puis complètement grisaillés. 

    C’est Françoise Mallet-Joris qui disait déjà dans « Les signes et les prodiges »: « La misère est une maladie. La pauvreté un accident. Une nuance, un rien sépare ces deux états, et c’est un monde… » 

    La statue du pays de Francesca et de Lebon fut sculptée dans le bois de l’appauvrissement. Elle portait déjà dès sa conception l’étampe des inégalités sociales, la marque des disparités économiques et l’estampille des abus politiques. Cet État, à cause de sa malformation congénitale, avait continué, malheureusement, d’évoluer dans un environnement d’arriération primitive et structurelle, qui la fragilisait progressivement, exponentiellement. On aurait fini par croire que les demeurants de cette région de la ruralité avaient tous hérité de la légende du « papillon prémonitoire » et du « berceau tragique » du poète caribéen Coriolan Ardouin, tellement qu’ils avaient souffert de nudité spirituelle et matérielle. Comme les héros grecs ou romains condamnés à la déchéance par Zeus, les sinistrés, la tête baissée, pareils à une colonie de revenants, poursuivirent leur marche harassante vers l’inconnu qui masquait l’horizon d’un avenir hypothétique, déjà redouté. Cet inconnu  allait symboliser, probablement, le nouveau théâtre d’un destin chargé de désagréments et de surprises. Les êtres humains seraient-ils nés effectivement avec le chemin d’une existence tout tracé ?  Dans ce cas, Lutter n’aurait-il pas été vain et inutile? Et quel serait le sens du concept de «changement », considéré comme le fruit de l’intelligence créative qui  permet aux humains de choisir entre le progrès et la régression, l’avancement et le recul, l’amour et la haine, la richesse et la pauvreté, l’opulence et la misère, la bonté et la méchanceté,  le bien et le mal, le pardon et la condamnation, la bénédiction et la malédiction, le courage et la lâcheté, l’innocence et la culpabilité, la grandeur et la décadence? Et même, dans un certain sens, entre la vie et la mort.

    Les voix confuses et bruyantes des pérégrinés  tirèrent Lebon et Francesca de la prostration. Ils s’étaient déjà réveillés depuis un bon moment et avaient commencé à revenir tranquillement à la triste, pénible et dure réalité qui fut devenue la leur, dans cet environnement « armageddonien ». Ils écarquillèrent leurs paupières, se redressèrent presque avec des mouvements synchronisés dans le lit de feuilles à moitié sèches, s’étirèrent le corps, puis se relevèrent d’un bond pour aller rejoindre le groupe de femmes et d’hommes assis en cercle et en tailleur sous les ormeaux, qui s’était engagé dans une discussion interminable, apparemment difficile et sans issue certaine. Lebon et Francesca ne savaient pas depuis combien de temps leurs camarades étaient là, à creuser dans leur cerveau éreinté et confus. Tous, ils avaient pris conscience de leurs conditions d’infortune et de leur état d’impuissance. Ils réfléchissaient. Échangeaient leurs idées. Et chacun à son tour explorait et  proposait une piste de solution, ne fût-ce que temporaire. Ils s’étaient, pour ainsi dire, engagés dans cette démarche que Gottfried Wilhelm Leibnitz et d’autres grands mathématiciens considèrent comme une « analyse de situation », dans le but de trouver et d’appliquer une méthode de résolution de problème. Cependant la problématisation de la tragédie paraissait compliquée pour les Rochois : comment envisager un quelconque avenir, quelles qu’eussent été l’épaisseur et la forme de sa carapace,  dans un pays qui n’en avait pas lui-même?  Là-bas, tout était promesse, mirage, hallucination, mensonge, cynisme… Les portes du lendemain s’ouvraient en permanence sur le vide qui soutint le néant… Le passé fut enthousiasme et pessimisme. Le présent était privation et souffrance. Et l’avenir, incertitude et frayeur. Arthur Rimbaud avait dit lui-même : « Le malheur a été mon dieu. »

    Pauline, une femme forte, courageuse et décidée, une peau foncée, des yeux vifs comme l’éclair, un physique qui la plaçait apparemment au-dessus de la quarantaine, accoutrée d’un corsage bleu clair et d’une jupe écarlate,  éclatée en mille morceaux, sale, décolorée, creva l’abcès de l’abattement et de l’hésitation.  

    – C’est ici, dit-elle, qu’il faut reconstruire notre village. Nous avons marché trois jours et trois nuits pour nous arrêter là où nos pas se sont alourdis, où nos poumons ont commencé à manquer d’air… Chères commères, chers compères, il ne faut pas se laisser aller au découragement. Les pays, les villes, les bourgs et les villages peuvent être détruits. Ce sont les « chrétiens vivants » qui doivent refuser de l’être. Il faut lutter contre l’adversité; lutter jusqu’à la victoire totale de tous les Lazare de la terre du Bon Dieu. Prier sans lutter est vain…! La victoire appartient aux camarades qui sont déterminés à affronter les esprits malveillants, les forgeurs de misère et les façonneurs de souffrance qui  tourmentent  les ouvriers, les  travailleurs, les paysans  et  les chômeurs. Nos malheurs et notre pèlerinage s’arrêteront un jour, qui ne ressemblera pas aux autres, j’en suis certaine, aux portes du Canaan des appauvris ! C’est bien ici, sur ce sol rocailleux, qui n’est habité par personne, qui n’a été promis à personne,  que je vous propose de reconstruire La Roche, en attendant l’arrivée de la délivrance! Nos morts revivront en nous… Nous porterons sur nos épaules leurs frustrations, leurs revendications, leurs misères, leurs humiliations, leurs rêves, leurs désirs, leurs attentes, leurs espoirs…  jusqu’à ce que le voile de la nuit se soit éclipsé. Nous ne baisserons pas les bras. Nous lutterons. Nous vaincrons. Ou nous mourrons. Et si nous mourons, d’autres après nous reprendront le flambeau. « Si Magritte traîne en chemin, c’est parce qu’elle veut arriver avec du bon sirop ! [7] »

     On aurait cru entendre « Le chant des partisans » de Joseph Kessel et Maurice Druon à l’époque de Jean Moulin: 

« Ici chacun sait ce qu’il veut, ce qu’il fait, quand il passe
Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place
Demain du sang noir séchera au grand soleil sur les routes
Sifflez, compagnons, dans la nuit la liberté nous écoute »

     Le message d’encouragement de Pauline brillait comme des pavots sur un monument funéraire. La Rochoise n’avait-elle pas raison? Les sacrifices humains n’avaient-ils pas permis de renverser des murailles qui paraissaient encore plus inexpugnables que celles de Jéricho? La terre où Pauline était née n’en fut-elle pas une illustration péremptoire? Des hommes et des femmes intrépides, arrachés de la lointaine Afrique, et transportés dans des conditions outrageantes, – faudrait-il toujours le rappeler –, étaient parvenus, au prix du sang, à déchirer le hunier de la servitude et à brandir à sa place le gonfanon d’une philosophie basée sur « l’égalité des races humaines ». Cette femme n’avait plus de mari, plus d’enfants… Odilon et ses trois filles, Rosemène, Charité, Francine, gisaient quelque part, tous les quatre, sous les amas de décombres de la vieille bourgade ensevelie. Engloutie. Mais par devoir envers elle-même, envers ses compagnons, envers les espèces de son groupe d’appartenance, à quelque endroit que ce soit de l’univers, cette patriote résolue était disposée à poursuivre le combat, jusqu’à la limite de ses forces, jusqu’à l’épuisement de ses moyens, pour la conservation de la vie. Pauline ne recherchait pas le bonheur. Par intuition, elle savait que les tracasseries quotidiennes, depuis le départ de Gorée des premiers bateaux négriers pour l’Amérique, avaient toujours fait partie du vécu dramatique et angoissant des descendants africains, dont elle-même était issue. Comme chacun de ses compatriotes, elle eut, dans son arbre généalogique, un « Gordon » avec le dos lacéré : cet esclave de Louisiane libéré en 1863 par les abolitionnistes, et dont la photo fit scandaleusement le tour de la planète. Du tréfonds de son cœur, elle gardait la conviction que des multitudes d’êtres humains mal-en-point attendaient encore d’être libérés de l’emprise des Ayants droit qui s’étaient érigés en héritiers légitimes de la « Création ». Avec le temps, l’existence des appauvris n’était-elle pas devenue un festin de douleurs où coulaient continuellement des larmes de désespoir? Une symphonie de misère sur une partition de dissonance?

    L’écrivain haïtien, René Depestre, le dénonça dans « Mémoire du néolibertinage », « Alléluia pour une femme jardin » : « L’occident mentait à l’homme noir, à l’homme jaune, à l’homme blanc. Il mentait depuis au moins quatre siècles à tous les colonisés de la terre. » 

    Très sincèrement, qu’est-ce qui avait changé dans les pratiques  d’exploitation et d’humiliation exercées depuis le XVIe siècle contre les déportés des îles, à part, bien entendu, la transformation des latifundia des Valenzuela [9] en usines d’assemblage, de sous-traitance, et en bateys…?  Et qu’est ce qui aurait pu changer encore, en dehors du fait que les bidonvilles des oligopoles avaient ironiquement remplacé les cases plantées jadis dans les poumons des colonies? Le grand romancier Jacques Stephen Alexis le reconnut lui-même dans « Les arbres musiciens » : « Rien n’avait fondamentalement changé dans le monde, seuls les mots, les formules, les formes de la domination avaient varié. » Consciente de tout cela, même instinctivement, Pauline rêvait simplement d’une vie supportable, d’une existence terrestre carrelée de décence et pavée de dignité et d’humanité, de laquelle exsuderait une rigole fine de bonheur, de quiétude et de respectabilité. En un mot, un avenir libéré de l’oppression, de l’exploitation,  de l’hégémonisation, de la déréliction et de la détresse.

     Pauline parlait avec la force de son âme. Elle n’avait pas de ferveur pour la théodicée de Gottfried Wilhelm Leibniz, le philosophe allemand qui a tenté d’expliquer le phénomène et la présence du bien et du mal dans l’univers. Et qu’en savait-elle? Cette femme ne contestait ni Teilhard de Chardin, comme Rome le fit, ni Voltaire, ni Hegel, en ce qui concerne l’origine du paradis et de l’enfer. Et qu’en savait-elle encore? Elle n’avait pas lu « Candide », « Essais de Théodicée »,  « La raison dans l’histoire »… Cependant, Pauline, la paysanne illettrée de La Roche, savait  – et cela, elle le savait bien –, que le bonheur des uns était construit sur le malheur des autres! 

     Le Ciel, Siège Suprême de la « Création », aurait-il été trop généreux et magnanime  envers certains, trop  avare et  impitoyable envers d’autres?

Robert Lodimus 

La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre

(Prochain extrait : L’accident, L’incantation, L’exode et l’enfance)

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